Pourquoi la crise du coronavirus impose de faire le procès de l’Union Européenne


Le ciel s'assombrit pour l'UE

Source : Le vent se lève


Chaque nouvelle crise déchire les voiles pudiquement jetés, en temps normaux, sur les rapports de force. Dominants et dominés, empires du centre et régions de la périphérie, réapparaissent alors sans fard dans le jeu à somme nulle de la mondialisation. Les structures de pouvoir se départissent en un éclair de leurs atours humanitaires, et la loi d’airain de la souveraineté, que l’on avait cru un instant disparue, s’impose à nouveau comme une évidence. L’Union européenne, dont les dirigeants ne cessent depuis 1992 d’entretenir l’illusion d’une possible réforme, agit en conformité avec l’esprit de ses institutions. À l’heure de la plus grave crise du XXIe siècle ses traités deviennent des carcans, les liens qu’elle a tissé se muent en chaînes, et la « solidarité » européenne, tant vantée par ses thuriféraires, prend tout son sens étymologique : celle d’une dépendance de ses populations à l’égard d’institutions technocratiques principalement au service des intérêts allemands. Par Eugène Favier-Baron, Pablo Rotelli et Vincent Ortiz.


Les pays du Sud, et en particulier l’Italie, affichent une défiance historique à l’égard des institutions européennes. À gauche, les condamnations de l’« égoïsme national » de l’Allemagne ou des Pays-Bas – qui refusent toute mutualisation des dettes ou des budgets – se sont multipliées, ainsi que les appels à une intégration européenne accrue, présentée comme le moyen de forcer les États les plus riches à contribuer à l’effort commun. Au point parfois d’en oublier le rôle déterminant des institutions européennes, Commission et Banque centrale européenne (BCE) au premier chef, dans l’affaiblissement des systèmes sanitaires des pays les plus fragiles, par l’imposition de décennies d’austérité et leur responsabilité dans la crise actuelle.

Faut-il mettre en cause la trop grande importance de l’intégration européenne ou au contraire la persistance des « égoïsmes nationaux » ? En réalité, ces deux phénomènes ne sont aucunement contradictoires – « intégration » n’étant pas synonyme d’entraide, et « égoïsme national » ne signifiant aucunement autarcie.

LES SYSTÈMES DE SANTÉ SACRIFIÉS SUR L’AUTEL DE L’AUSTÉRITÉ BUDGÉTAIRE IMPOSÉE PAR L’UNION EUROPÉENNE

La crise sanitaire n’a pas commencé avec la pandémie. Celle-ci en a moins été le catalyseur que le révélateur. Le coronavirus aura eu pour effet de forcer les gouvernements, restés sourds pendant des années aux cris d’alarmes du personnel soignant, à jeter un regard sur les conséquences désastreuses des coupes budgétaires.

Ce sont les pays placés sous la tutelle de la « Troïka » qui ont été le plus exposés aux coupes budgétaires. En Grèce, le budget alloué à la santé a été divisé par deux entre 2008 et 2014. La mortalité infantile a progressé de 35 %.

En France, ce sont 13 % des lits d’hôpitaux qui ont été supprimés entre 2003 et 2016, tandis que le nombre de prises en charge annuelle aux urgences doublait, passant de 10 à 20 millions1. Une situation qui paraîtrait enviable à l’Italie, qui a subi une diminution de 31 % de son effectif sur la même échelle temporelle, et se retrouve aujourd’hui avec à peine plus de 3 lits pour 1,000 habitants, contre plus de 9 en 1980.

Sans surprise, ce sont les pays du Sud de l’Europe, ainsi que ceux qui ont été placés sous la tutelle de la Troïka (BCE, Commission européenne et Fonds monétaire international), qui ont été les plus exposés aux coupes budgétaires. En Grèce, le budget alloué à la santé a été divisé par deux entre 2008 et 2014, passant de 9,9 % du PIB à 4,7 %. Les gouvernements grecs successifs ont été contraints de remercier 25 000 fonctionnaires travaillant dans le domaine de la santé publique. Les indicateurs sanitaires attestent de la détérioration provoquée par ces économies budgétaires, que n’a pas remis en cause le gouvernement de gauche radicale mené par Alexis Tsipras. Un rapport de la Banque de Grèce notait une augmentation de 24 % des maladies chroniques entre 2010 et 2016. La mortalité infantile, quant à elle, a progressé de 35 % de 2008 à 2016.

Une étude du journal médical The Lancet constatait en 2016 une hausse spectaculaire du taux de mortalité global en Grèce : 128 000 morts annuels en 2016 contre 112 000 en 2010. Les auteurs, sans parvenir à établir un lien de cause à effet évident, s’interrogent : dans quelle mesure les économies budgétaires dans le domaine de la santé ont-elles contribué à cette hausse si prononcée de la mortalité globale des Grecs ?

Certains ne verront dans tout cela qu’un rapport lointain avec l’Union européenne. L’impératif de contraction du budget alloué à la santé, telle une tâche aveugle, n’apparaît en effet nulle part dans les textes constitutionnels européens, desquels il découle pourtant logiquement. Semblable en cela au narrateur de Flaubert, présent partout et visible nulle part, il n’est que rarement mentionné dans les discours des dirigeants européens. On parlera de « rationalisation », de « réorientation », « d’optimisation », ou « d’ajustement » des ressources, mais de « coupes », de « contractions » ou « d’économies » dans la santé, point.

Il est pourtant impossible de comprendre pourquoi ces économies budgétaires ont été mises en place sans prendre en compte les contraintes qu’impose le cadre européen. L’indépendance de la BCE a été constitutionnalisée par le Traité de Maastricht, qui lui a conféré un monopole de fait sur la politique monétaire des États membres. Les critères de convergence de ce même traité limitent à 3 % le déficit public annuel autorisé, avec une série de mesures de rétorsion à la clef pour les gouvernements qui les dépasseraient. Le Pacte budgétaire européen (TSCG), entré en vigueur en 2013, signé par le président Hollande malgré ses promesses de renégociation, durcit encore les contraintes imposées aux États déficitaires ; le traité est explicite : « rappelant (…) la nécessité d’inciter, et au besoin de contraindre les États-membres en déficit excessif », il systématise l’usage de sanctions contre les pays dont le déficit structurel excède les 0,5 % après l’aval de la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE).

Cet arsenal juridique pèse-t-il réellement comme une épée de Damoclès sur les gouvernements de la zone euro ? Il faut bien sûr éviter de pêcher par juridisme : nombreuses sont les entorses faites aux traités européens, souvent en toute impunité. L’expérience de SYRIZA au pouvoir a cependant révélé toute la puissance disciplinaire de ces textes dont elle a tenté de s’affranchir. Ce cas-limite, qui a vu la BCE interdire purement et simplement à la Grèce d’accéder à des liquidités, a montré que les institutions européennes veillent à ce qu’aucun changement de paradigme politique ne puisse advenir dans l’Union. Si l’arme du droit ne suffit pas, celle de la monnaie vient à la rescousse.

Les principaux déterminants de l’austérité budgétaire ne sont cependant pas nécessairement juridiques ou monétaires. C’est sans doute moins dans le marbre des traités ou dans les flux de la BCE qu’il faut les chercher, mais dans le simple agencement des économies européennes. L’Union européenne a poussé à son paroxysme le principe d’abolition de toute frontière économique, dopant les revenus des puissances exportatrices et grevant l’équilibre des autres. L’Allemagne détient le record mondial de l’excédent commercial : il se chiffrait à 232 milliards d’euros en 2018.

La même année, la France enregistrait un déficit commercial de 76 milliards d’euros, le Portugal de 17 milliards d’euros, la Grèce de 20 milliards d’euros et l’Espagne de 36 milliards d’euros – il a été dépassé les 100 milliards d’euros plusieurs fois dans les années 2000). L’inscription des « quatre libertés » (circulation des biens, des services, des capitaux et des travailleurs) dans les traités européens, ainsi que le passage à l’euro, ont encouragé l’apparition de tels déséquilibres. La monnaie unique empêche en effet toute dévaluation, laquelle consistait en une forme de protectionnisme monétaire, permettant autrefois aux pays en déficit commercial de jouer sur les taux de change pour le contrecarrer.

Les pays du nord considèrent qu’ils n’ont pas à payer pour les pays du sud – qui financent pourtant les excédents des premiers avec leurs déficits commerciaux

En l’absence de ces mécanismes protecteurs, les pays déficitaires sont mécaniquement poussés à s’endetter, tandis que les pays excédentaires sont conduits à prêter. C’est ainsi que l’on retrouve, sans surprise, l’Allemagne en position de créancière face à l’Espagne, l’Italie ou la Grèce – doublant son excédent commercial considérable par un excédent financier plus que confortable.

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