Laurent Mauduit : « Une Caste dissout l’État de l’intérieur au profit des intérêts privés » (ENTRETIEN)



Dans son dernier livre : La Caste, publié aux éditions La Découverte, Laurent Mauduit met à nue la haute fonction publique. Entre enrichissement personnel et prise de pouvoir, le cofondateur de Mediapart signe une enquête passionnante. Entretien.

C’est un livre qui, à n’en pas douter, fera date. Avec La Caste, Laurent Mauduit nous emmène dans les arcanes du pouvoir à travers une enquête fouillée, précise et ô combien précieuse pour comprendre comment se fabrique et se perpétue l’oligarchie à la française. Une oligarchie qui, loin d’œuvrer dans l’intérêt général, cherche avant tout à conforter sa domination tout en se remplissant les poches au détriment de la Nation. Un livre qu’on ne peut que recommander chaudement à ceux qui cherchent à comprendre la construction d’un pouvoir tout en évitant le piège des théories du complot.

Mr Mondialisation : La caste, qu’est-ce que vous désignez par cette appellation ?

Laurent Mauduit : Nous vivons, en France, dans un capitalisme qui s’est converti au modèle anglo-saxon et qui est donc devenu beaucoup plus inégalitaire que par le passé, comme en témoigne la crise sociale historique que nous traversons avec le mouvement des gilets jaunes. Mais notre pays ne traverse pas qu’une crise sociale ; il traverse aussi une crise démocratique. Et si c’est le cas, c’est parce qu’un petit groupe de très hauts fonctionnaires, essentiellement issus de l’un des corps d’élite de Bercy, l’Inspection des finances, a réalisé au fil des ans, un double hold-up, d’abord sur la vie des affaires, ensuite sur le pouvoir.

Le premier hold-up a été effectué grâce aux privatisations : les hauts fonctionnaires chargés de les conduire les ont souvent effectuées à leur propre profit puisqu’ils ont pris les commandes des groupes privatisés. Regardez par exemple les banques françaises : elles sont toutes aujourd’hui dirigées par des Inspecteurs des finances, qui ont déserté le service de l’intérêt général, et qui ont pactisé avec la finance. Et puis, plus récemment, certains de ces anciens hauts fonctionnaires qui étaient passés dans le privé sont revenus dans le public, et on a assisté à une sorte de privatisation des postes clefs de la République. Observez que le gouverneur de la Banque de France vient de BNP-Paribas ; le patron de la Caisse des Dépôts de l’assureur italien Generali ; le directeur de cabinet du ministre des Finances de la banque italienne Mediobanca ; le secrétaire général de l’Élysée du transporteur maritime MSC ; et Macron lui-même est emblématique de cela puisque, Inspecteur des finances, il est passé par la banque Rothschild avant de revenir vers la sphère publique.

C’est donc cela, la Caste : une petite oligarchie de hauts fonctionnaires qui a mis la main sur une partie de la vie des affaires, et qui, avec Macron, a maintenant aussi pris le pouvoir en France.

Mr Mondialisation : Dans votre enquête, il est beaucoup question de pantouflages et de retropantouflages. Qu’est-ce que ces termes désignent, et dans quelle mesure ces phénomènes constituent-ils un problème pour notre démocratie ?

Laurent Mauduit : C’est précisément ce que je viens de vous dire. L’épisode 1, celui des pantouflages, a permis à cette caste de prendre le contrôle de secteurs clefs de la vie économique, et tout particulièrement du secteur de la finance. Et puis l’épisode 2, celui des rétropantouflages, a permis aux mêmes de prendre en main tous les rouages de l’État, jusqu’au sommet.

Si l’on regarde en arrière, les pantouflages constituent une pratique très ancienne. Déjà sous le Second Empire, les Inspecteurs des finances se ruaient dans les banques privées pour y faire fortune. En revanche, les rétropantouflages sont un phénomène nouveau, en tous cas par leur ampleur. Si nouveau qu’ils ont entraîné avec Macron un phénomène nouveau : une porosité générale entre l’intérêt général et les affaires privées. La muraille de Chine qui a presque toujours existé entre ces deux univers est en train de s’effondrer, entraînant une sorte de dissolution de l’intérieur de l’État au profit des intérêts privés. Et cette porosité généralisée est assumée puisque Macron propose que le temps passé dans le privé par un haut fonctionnaire qui revient ensuite vers la sphère publique soit pris en compte pour son avancement dans la fonction publique. C’est donc une implosion de la fonction publique qui est engagée.

Mr Mondialisation : L’affaire de l’actuel secrétaire général de l’Élysée, Alexis Kholer, fait l’actualité depuis quelques mois. Pourriez-vous nous remémorer les faits et nous expliquer en quoi ils constituent un parfait exemple des dérives de la haute fonction publique ? 

Laurent Mauduit : Cette porosité généralisée débouche sur une cascade sans précédent de conflits d’intérêts, qui posent soit des problèmes éthiques, soit des problèmes de prise illégale d’intérêt, c’est-à-dire des problèmes pénaux. Et c’est vrai que le cas d’Alexis Kohler, l’actuel secrétaire général de l’Élysée, est très emblématique de cela. Car à deux reprises, en 2014, puis en 2016, il a voulu quitter ses fonctions de membre du cabinet ministériel (auprès de Moscovici dans le premier cas, de Macron dans le second), pour rejoindre comme secrétaire général le géant mondial du transport maritime, MSC, sans jamais dire qu’il était lié familialement à ce groupe. Pis que cela ! Auparavant, il était haut haut fonctionnaire à l’Agence des participations de l’État (la grande direction de Bercy qui gère les participations de l’État), et a siégé à ce titre comme représentant de l’État au conseil d’administration de STX (les chantiers navals de Saint-Nazaire), à une époque où MSC était son unique client ; et il a siégé à la même époque comme représentant de l’État au conseil de l’Établissement public du port du Havre, dont MSC était le principal opérateur. Or, dans les deux cas, il a également caché qu’il était lié d’un point de vue familial à ce groupe tout en votant des mesures en sa faveur. Pour finir, le scandale a fait tellement de vagues, du fait des révélations de Mediapart, que le parquet national financier a été contraint d’ouvrir une enquête préliminaire visant Alexis Kohler, qui est donc le principal collaborateur de Macron.

Mais ce qu’il faut bien comprendre, c’est que ce n’est pas un cas isolé. Au contraire, la porosité généralisée à laquelle nous assistons génère des conflits d’intérêts de ce type en cascade. Je vous en donne juste une autre illustration, celle d’Emmanuel Moulin, l’actuel directeur de cabinet du ministre des Finances Bruno Le Maire. Ancien de la direction du Trésor, il a souhaité voici quelques années pantoufler : il a rejoint comme secrétaire général la banque italienne Mediobanca. Comme par hasard, cette banque a été choisie peu de temps après par le ministère des Finances comme banque-conseil pour conseiller l’État lors de la privatisation de l’aéroport de Nice. Or, on a découvert que cette même banque était aussi actionnaire minoritaire du consortium qui a gagné la privatisation. Épaulée par Emmanuel Moulin, issue de Bercy, la banque était donc en plein conflit d’intérêts, étant tout à la fois du côté du vendeur et du côté des acquéreurs. Ce qui est tout à fait choquant. Et comme si de rien n’était, Emmanuel Moulin a donc quelque temps après été coopté comme directeur de cabinet. Voilà où conduit cette porosité : à une prédation des intérêts publics par des intérêts privés.

Emmanuel Macron

Mr Mondialisation : À travers une rétrospective historique, vous rappelez dans votre livre que les dérives de la haute fonction publique étaient déjà monnaie courante durant le Second Empire. Qu’est-ce qui distingue les dérives d’hier et les affaires que vous analysez aujourd’hui ? 

Laurent Mauduit : Oui, la consanguinité est un trait distinctif depuis très longtemps du capitalisme français. Du capitalisme de connivence qui prévaut sous Napoléon le Petit jusqu’au capitalisme du Fouquet’s qui sévit sous le Petit Nicolas, ce sont les mêmes mélanges des genres que l’on constate. Mais avec Macron, on fait tout de même un pas de plus, spectaculaire, vers ce système poreux. Pour la bonne raison que le chef de l’État lui-même est l’un de ces hauts fonctionnaires essuie-glace, qui est venu de la sphère publique, avant d’aller s’enrichir chez Rothschild, puis de partir à la conquête du sommet de l’État. Avec lui, la porosité n’est pas une dérive. D’un seul coup, elle fait système.

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Jacques Abel
4 années il y a

Quand ils ont commencé a exploser les moyens d’action de la DNEF personne n’a bougé, c’était un service inconnu des Français, faut dire aussi, que ces gars-là ne se bougeaient pas à moins de 1 million d’euros de fraude… bref! C’est pas d’aujourd’hui que le travail sur ces canards avides est fait: https://www.les-crises.fr/evasion-fiscale-on-a-affaire-a-des-oligarchies-nationales-completement-verolees/ Toutefois, aujourd’hui les opinions publiques sont plus attentives à ce qui se dit sur les sites sérieux, donc il faut continuer à améliorer leur savoir sur les renégats de la France. Les utopies, sont ces plans gouvernementaux qui font croire au peuple qu’il n’y a pas d’autres… Lire la suite »

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