Gestion de la pandémie : face au succès asiatique, la débâcle de l’Occident


Par Eric Juillot pour Les-Crises

La pandémie de la Covid-19 a frappé la planète entière. Chaque État, chaque peuple y a fait face avec les moyens physiques et les ressources morales dont il disposait. Depuis le surgissement de cette crise sanitaire, plus d’un an s’est écoulé. Il est donc possible d’esquisser, dans une perspective comparatiste, un bilan des trajectoires nationales.

La première dichotomie qui vient à l’esprit sépare nettement les pays occidentaux et ceux de l’Est asiatique. Ces derniers sont parvenus à contenir très efficacement la première vague épidémique et à empêcher la formation d’une deuxième vague. Les statistiques de mortalité illustrent ce succès spectaculaire : 9000 morts au Japon, 1700 en Corée du Sud, 35 au Vietnam, 30 à Singapour, 10 à Taïwan. Si les chiffres chinois (4841) sont sujets à caution, le bilan pour Pékin resterait positif même si les morts étaient 30 ou 40 fois plus nombreux que ce qu’indiquent les autorités.

Le succès asiatique

Les facteurs culturels semblent avoir joué un rôle déterminant dans cette réussite. Par-delà leur différence, tous ces pays ont en effet en commun une mentalité holiste dont il faut souligner ici le rôle capital. Dans une société holiste, le tout prime sur la partie, la société impose explicitement à l’individu l’obligation de faire passer l’intérêt général avant son intérêt particulier. C’est la valeur cardinale qui façonne l’être-en-société ; elle impose à la liberté individuelle des limites anthropologiques qui se traduisent ensuite dans les comportements, les lois et les institutions.

La crise sanitaire a prouvé que le consumérisme effréné et la modernité industrielle et marchande qui caractérisent ces pays n’ont pas entamé leur substrat culturel holiste. Le sentiment profond d’appartenance première au groupe a permis un contrôle de chacun par la société et par l’État sans équivalent en Occident. Il en est résulté une discipline collective et une obéissance globale aux consignes et contraintes décrétées par l’État.

Ce dernier, dans une configuration holiste, jouit d’une grande légitimité en tant qu’agent et dépositaire de l’intérêt général, même dans un pays non démocratique comme la RPC. Cela lui permet d’imposer à la population des mesures contraignantes à large échelle sans avoir à craindre de mouvement de protestation populaire. Le gouvernement peut en outre conforter l’engagement de tous en jouant de la fibre patriotique, et il ne s’en prive pas, notamment dans le cas chinois : le ressort de la fierté nationale ne serait pas à ce point exploité par la communication politique s’il n’était pas efficace. Il faut y insister, le patriotisme n’est pas une construction communicationnelle, mais un fait de culture, caractérisant ces sociétés asiatiques à ce stade de leur développement historique.

D’autres facteurs ont également joué un rôle important, à commencer par l’existence, dans ces pays, d’une véritable culture de l’épidémie. On peut en retracer les linéaments séculaires, mais l’expérience récente, acquise au début du XXIe siècle lors de l’épidémie de SRAS suffit déjà à marquer une différence avec les pays occidentaux. Les autorités sanitaires, les responsables politiques et administratifs, les médias, les gens ordinaires : tout le monde, à des degrés divers, était prêt à faire preuve d’une réactivité beaucoup plus grande que celle des pays occidentaux, dont la mémoire épidémique s’est étiolée au XIXe siècle après les derniers épisodes de choléra. La crise de la grippe espagnole (1918-1920), dans le contexte des décès de masse dans les tranchées, n’avait pas su réactiver cette mémoire épidémique.

Autre facteur essentiel : la géographie. À l’exception de la Chine et du Vietnam, tous les pays évoqués ici sont des îles (Japon et Taïwan) ou présentent un caractère insulaire marqué (la Corée du Sud est isolée dans la partie méridionale de sa péninsule par son voisin nord-coréen, Singapour est une cité-État à l’extrémité orientale de la pointe malaise qui contrôle très efficacement ses frontières terrestres).

La gestion de l’épidémie par le contrôle des frontières s’est donc révélée beaucoup plus facile que dans le cas de pays continentaux en position de carrefour comme l’Allemagne ou la France.

Mais l’insularité ne constitue pas en elle-même un facteur décisif ; il faut, pour la rendre exploitable, que lui soit associé un rapport particulier à la frontière. C’est toute la différence, par exemple, entre le Royaume-Uni et la Nouvelle-Zélande : alors que la Nouvelle-Zélande n’avait aucun scrupule à utiliser la fermeture des frontières pour contenir l’expansion de l’épidémie sur son sol, le Royaume-Uni a cru pouvoir s’en passer pendant de nombreux mois. Un an plus tard, le bilan néo-zélandais se révèle particulièrement favorable. Si la fermeture des frontières n’explique pas tout, il est certain qu’elle a joué un rôle important dans ce bilan, à l’image de ce que l’on a observé en Asie.

La débâcle occidentale

Le rapport à la frontière est un des faits révélateurs du fossé culturel qui sépare les pays occidentaux des pays est-asiatiques et qui explique leurs trajectoires divergentes. Quand les premiers — sauf exception insulaire océanienne — doivent surmonter plusieurs verrous mentaux, moraux et politiques avant d’envisager ne serait-ce que des contrôles accrus aux frontières, les seconds peuvent décider promptement de sa fermeture complète, à l’image des autorités vietnamiennes.

Il faut y voir la marque profonde laissée en Occident par 40 ans de néolibéralisme, une idéologie qui a véhiculé le mythe du dépassement inéluctable de l’État-nation par le Marché et par une société civile sans frontière. Le néolibéralisme a travaillé ouvertement à la délégitimation de l’État jusque dans son inscription territoriale : qu’il y eût encore des frontières paraissait à certains incongrus, qu’elles pussent être contrôlées paraissait à beaucoup anormal ; qu’elles pussent être fermées semblait à tout le monde impensable.

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