Le gauchisme, stade suprême de l’impérialisme ?


Par Bruno Guigue

L’effondrement de l’Union soviétique a-t-il sonné le glas du communisme ? Ceux qui ont prononcé son oraison funèbre ont peut-être pris leurs désirs pour des réalités. Contrairement à ce qu’ils croyaient, le socialisme réel n’a pas disparu corps et biens. Que le drapeau rouge ne flotte plus sur le Kremlin ne signifie pas son extinction sur la planète. Un milliard et demi de Chinois vivent sous la direction d’un parti communiste qui ne manifeste aucun signe d’essoufflement. Le Vietnam socialiste se porte plutôt bien. En Russie, le parti communiste demeure la première force d’opposition. Les communistes dirigent le Népal et l’État indien du Kerala. Malgré le blocus impérialiste, les Cubains poursuivent la construction du socialisme. Les communistes ont remporté des succès électoraux au Chili et en Autriche. Dire que le communisme n’a laissé qu’un mauvais souvenir et appartient à un passé révolu, c’est commettre une double erreur d’analyse. Car non seulement il a contribué au mieux-être d’un quart de l’humanité, mais rien n’indique qu’il ait dit son dernier mot. Il n’est pas plus condamné par son passé qu’il est privé d’avenir. Il peut inscrire à son actif le combat victorieux contre le nazisme, une contribution décisive à la chute du colonialisme et une résistance opiniâtre à l’impérialisme. Ce triple succès suffit à lui donner des lettres de noblesse révolutionnaire. Mais son passé, c’est aussi la longue série des avancées sociales, les millions de vie arrachées à la misère, à l’analphabétisme et aux épidémies.
Le communisme, c’est un effort titanesque pour sortir les masses de l’ignorance et de la dépendance qu’elle sécrète. Séjournant en URSS en 1925, le pédagogue Célestin Freinet exprime « sa surprise et son émerveillement, surtout si l’on songe dans quelles conditions ont été réalisés ces immenses progrès ». Les pédagogues russes, écrit-il, ont « trouvé dans leur dévouement à la cause du peuple et dans l’activité révolutionnaire des clartés suffisantes pour non seulement hausser leur pédagogie au niveau de la pédagogie occidentale, mais pour dépasser aussi, et de beaucoup, nos timides essais ». Aucune autre force politique n’aurait pu sortir de l’ornière du sous-développement les pays arriérés, coloniaux et semi-coloniaux dont les communistes ont reçu la responsabilité au XXe siècle. Que serait la Russie si elle était restée entre les mains de Nicolas II ou d’Alexandre Kerenski ? Que serait la Chine si elle n’avait échappé à Chiang Kai-chek et à sa clique de féodaux ? Où en serait Cuba si elle était demeurée entre les griffes de l’impérialisme et de ses mercenaires locaux ? La révolution communiste, partout, fut la réponse des masses prolétarisées à la crise paroxystique de sociétés vermoulues, sur fond d’arriération économique et de retard culturel. Si cette révolution a eu lieu, c’est parce qu’elle répondait aux urgences de l’heure. En Russie, en Chine et ailleurs, elle a été le fruit d’un mouvement profond de la société, d’un mûrissement des conditions objectives. Mais sans le parti, sans une organisation centralisée et disciplinée, une telle issue révolutionnaire était impossible. En l’absence de la direction incarnée par les communistes, sur quelle avant-garde auraient pu compter les masses ? Et faute d’alternative, à quel désespoir aurait conduit l’avortement des promesses révolutionnaires ?
Que les formes du combat pour le socialisme ne soient plus les mêmes ne change rien à l’affaire. Ce combat est toujours d’actualité. Les pays capitalistes développés sont en crise, et la seule solution à cette crise est la formation d’un bloc progressiste opposé au bloc bourgeois. La Chine, le Vietnam, le Laos, la Syrie, Cuba, le Kerala, le Népal, la Bolivie, le Venezuela et le Nicaragua construisent un socialisme original. Se prétendre communiste tout en jetant un regard dédaigneux sur ces réalisations concrètes est dérisoire. C’est ce que font, pourtant, les innombrables chapelles du gauchisme occidental. Le travail quotidien des médecins cubains, des instituteurs vénézuéliens et des infirmières nicaraguayennes, à leurs yeux, n’accède pas à la dignité de la révolution mondiale. Pour ces vestales du feu sacré, de telles réalisations sont beaucoup trop modestes pour susciter l’enthousiasme des lendemains qui chantent. Gardiens intransigeants de la pureté révolutionnaire, les gauchistes adorent distribuer des cartons rouges à ceux qui construisent le socialisme. Faute d’agir à domicile, ils jugent ce que font les autres. Et le pire, c’est qu’ils appliquent les critères d’appréciation de l’idéologie bourgeoise. Lorsque la révolution cubaine a chassé Batista, les gauchistes ont inventé le slogan : « Cuba si, Fidel no ». Par ce mot d’ordre ridicule, ils prétendaient défendre la révolution tout en condamnant la « dictature castriste ». Mais qu’est-ce que la révolution cubaine sans le castrisme ? Et comment engager le pays sur la voie du socialisme autrement qu’en jugulant une opposition soutenue par l’impérialisme ? Cette offensive idéologique contre Fidel Castro ne traduisait pas seulement une indifférence aux conditions de la lutte menée par le peuple cubain. Elle cautionnait aussi les tentatives de renversement du pouvoir révolutionnaire.
Lors des événements de Tiananmen, en juin 1989, c’est le même scénario. Débordant d’enthousiasme pour l’insurrection, le comité de la Quatrième Internationale proclame « la victoire de la révolution politique en Chine ». Ulcéré par la répression qui l’a frappée, il exprime sa « solidarité inébranlable avec les travailleurs et les étudiants qui sont engagés dans une lutte sans merci contre le régime meurtrier des staliniens de Pékin ». Un « massacre sanglant » qui révèle une fois de plus « la dépravation contre-révolutionnaire du stalinisme, ennemi le plus insidieux et sinistre du socialisme et de la classe ouvrière ». Lorsqu’on connaît le fond de l’affaire, cette déclaration est hallucinante. Car « le massacre de Tiananmen » fait l’objet d’une narration particulièrement mensongère, et le rappel des faits s’impose. Première distorsion par rapport à la réalité : la composition du mouvement protestataire. Il est considéré par les médias occidentaux comme un mouvement monolithique, exhortant le parti communiste à démissionner et appelant à l’instauration d’une « démocratie libérale ». C’est inexact. La minutieuse enquête publiée par Mango Press le 4 juin 2021 souligne que le mouvement n’inclut pas seulement les étudiants, « le groupe le plus bruyant », mais aussi « de nombreux ouvriers d’usine, travailleurs migrants et ruraux de la région de Pékin qui ont pris part à l’action, chaque groupe ayant une orientation politique différente. Certains manifestants étaient marxistes-léninistes, d’autres maoïstes purs et durs, d’autres libéraux ». Deuxième précision, tout aussi importante : « Ce n’est pas une sombre conspiration du gouvernement chinois, mais un fait confirmé : une opération conjointe MI6-CIA connue sous le nom d’Opération Yellowbird a été lancée pour former des factions « pro-démocratie » dans les universités chinoises. Sur le terrain, des Triades ont été envoyées de Hong Kong pour former les étudiants à la guérilla, les armant de poteaux de fer et leur apprenant les tactiques d’insurrection. L’objectif final de l’opération Yellowbird était d’exfiltrer les individus de grande valeur du mouvement de protestation, et elle a réussi à en extraire plus de 400 ».
Les déclarations des porte-parole du mouvement sont également très éclairantes. Les plus célèbres en Occident sont Chai Ling et Wang Dan. Comme le retrace le documentaire américain « The Gate of Heavenly Peace », Chai Ling est interviewée par Peter Cunningham le 28 mai 1989. Voici ses propos : « Tout le temps, je l’ai gardé pour moi parce qu’étant Chinoise, je pensais que je ne devais pas dire du mal des Chinois. Mais je ne peux pas m’empêcher de penser parfois – et je pourrais aussi bien le dire – vous, les Chinois, vous ne valez pas mon combat, vous ne valez pas mon sacrifice ! Ce que nous espérons réellement, c’est une effusion de sang, le moment où le gouvernement sera prêt à massacrer effrontément le peuple. Ce n’est que lorsque la place sera inondée de sang que le peuple chinois ouvrira les yeux. Ce n’est qu’alors qu’il sera vraiment uni. Mais comment peut-on expliquer tout ça à mes camarades ? » L’icône de la Place Tiananmen vouait son peuple au martyre, mais elle a opté pour l’exfiltration vers les États-Unis via Hong Kong. Conclusion de Mango Press : « De toute évidence, le leadership fabriqué par les services occidentaux pour cette protestation avait un objectif clair : créer les conditions d’un massacre sur la place Tiananmen. La manifestation avait commencé comme une démonstration de force pacifique destinée à soutenir Hu Yaobang, mais elle a été cooptée par des agents étrangers ».
La façon dont les autorités chinoises ont rétabli l’ordre, enfin, est une pièce essentielle du dossier. Contrairement à la version occidentale, elles ont fait preuve d’une grande retenue jusqu’au déclenchement de l’émeute dans la nuit du 3 au 4 juin. Du 16 avril au 20 mai, les manifestations ont pu se poursuivre sans encombre. Le 20 mai, la loi martiale est déclarée et les manifestants reçoivent l’ordre, via les journaux télévisés et les haut-parleurs sur la place, de rentrer chez eux. Certaines unités militaires tentent d’entrer dans Pékin, mais elles sont refoulées dans les zones d’entrée par les manifestants. Le 2 juin, l’armée opère sa première tentative d’évacuation de la place Tiananmen. Les troupes de l’Armée populaire de Libération envoyées sur place disposent d’un équipement anti-émeute rudimentaire, un soldat sur dix étant armé d’un fusil d’assaut. En remontant vers l’ouest par l’avenue Chang’an, les troupes sont attaquées par la foule. Certains soldats sont désarmés, d’autres molestés par les émeutiers. Les militaires finissent par se frayer un chemin jusqu’à la place Tiananmen, où des soldats non armés persuadent les étudiants de quitter les lieux. Mais dans la nuit du 2 au 3 juin, les violences éclatent dans les ruelles et le long de l’avenue Chang’an. Les émeutiers qui ont confisqué leurs armes aux soldats passent à l’attaque. Des dizaines de véhicules blindés sont incendiés avec des cocktails Molotov, et de nombreux militaires désarmés sont capturés. Selon le Washington Post du 5 juin 1989, « les combattants antigouvernementaux sont organisés en formations de 100 à 150 personnes. Ils sont armés de cocktails Molotov et de matraques en fer, pour affronter l’APL qui n’était toujours pas armée les jours précédant le 4 juin ».
Des barricades sont dressées et les heurts se multiplient. Puis l’émeute vire au massacre. Les soldats capturés dans les transports de troupes sont lynchés ou brûlés vifs, comme le lieutenant Liu Guogeng, le soldat Cui Guozheng et le premier lieutenant Wang Jinwei. Le 3 juin, le bilan s’élève déjà à quinze militaires et quatre manifestants tués. Le gouvernement ordonne alors à l’Armée populaire de libération de reprendre le contrôle des ruelles. Dans la nuit du 3 au 4 juin, les militaires entrent massivement dans la ville et répriment l’émeute. Mais il n’y a aucun combat sur la place Tiananmen. Aucun char n’a écrasé de manifestant. Après les événements du 4 juin, le gouvernement estime le nombre de victimes à 300 personnes : soldats, policiers et émeutiers. Un bilan que le monde occidental qualifie aussitôt de mensonger, et ses médias parlent de 1 000 à 3 000, puis finalement de 10 000 victimes. Une semaine plus tard, le gouvernement chinois établit le bilan officiel à 203 morts. Pendant ce temps, la photo de l’homme qui arrête la colonne de chars sur la place Tiananmen fait le tour du monde. Elle illustre la bravoure d’un homme seul, debout devant des blindés qui symbolisent la brutalité de la répression. Mais sur la vidéo complète, on voit que la colonne s’arrête pour ne pas lui passer sur le corps. L’homme grimpe alors sur le premier char et frappe sur son écoutille. Tout en tenant ses sacs de courses, il s’entretient avec l’équipage pendant quelques secondes. Puis il redescend tranquillement du blindé et il est emmené par ses amis qui l’ont rejoint. Les chars continuent ensuite vers Chang’an, retournant à leur base. C’est tout. Le génie propagandiste a fabriqué un symbole planétaire avec un non-événement.

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