Les GAFA ont opéré un coup d’État numérique


Par Shoshana Zuboff pour Swiss Neutral traduit par le courrier international

Aujourd’hui, les géants d’Internet détiennent le pouvoir sur l’information, celle que l’on partage et celle qui nous concerne. Or ce “capitalisme de surveillance” menace la démocratie, avertit Shoshana Zuboff. Pour cette docteure en psychologie sociale, il est urgent de bâtir une civilisation de l’information véritablement démocratique.

Il y a vingt ans de cela, le gouvernement américain a ouvert grand les portes de la démocratie à de jeunes entreprises du web, allant jusqu’à y allumer une petite flambée en signe de bienvenue. Dans les années qui ont suivi, une société de la surveillance s’y est développée, une vision qui répondait aux besoins distincts mais mutuels des agences de renseignements et des acteurs privés du web, les unes comme les autres caressant le rêve d’une veille informationnelle généralisée.

Vingt ans plus tard, les flammes se sont propagées hors de l’écran, menaçant de réduire en cendres, le 6 janvier dernier, le siège même de la démocratie.

J’ai passé très exactement quarante-deux ans de ma vie à étudier la montée en puissance du numérique, c’est-à-dire le moteur économique de notre transition vers une civilisation de l’information. Ces vingt dernières années, j’ai pu observer les répercussions de ce drôle de mariage entre l’économie et la politique, j’ai vu de jeunes entreprises se métamorphoser en empires de la surveillance reposant sur des dispositifs internationaux d’analyse, de ciblage et de prédiction de nos comportements, que j’ai englobés sous le nom de “capitalisme de surveillance”.

Afin d’optimiser les profits qu’ils en tirent, ces nouveaux empires se sont servis de leurs outils de surveillance pour fomenter un coup d’État épistémologique totalement contraire à la démocratie qui se caractérise par une concentration sans précédent de données nous concernant, laquelle leur confère un pouvoir pour lequel ils n’ont à rendre aucun compte.

Le contrôle non légitime de l’information

Dans une civilisation de l’information, les sociétés se définissent par la question de la connaissance – comment se répartit-elle, quelle est l’autorité qui régit cette répartition, quel pouvoir protège cette autorité. Qui a la connaissance ? Qui décide qui l’a ? Et qui décide qui décide qui l’a ?

Ce sont les acteurs du capitalisme de surveillance qui détiennent aujourd’hui la réponse à chacune de ces questions, alors qu’ils n’ont jamais été portés au pouvoir. C’est l’essence même de ce coup d’État épistémologique. Ils revendiquent l’autorité de décider qui possède la connaissance en faisant valoir des droits de propriété sur nos informations personnelles et défendent cette autorité grâce à leur maîtrise de réseaux et d’infrastructures d’information devenus incontournables.

La tentative de coup d’État politique de Donald Trump s’inscrit dans le sillage de ce coup d’État qui ne dit pas son nom, fomenté depuis vingt ans par des réseaux “antisociaux” que nous avions pris un temps pour des outils de libération.

Le jour de son investiture, Joe Biden a déclaré que “la démocratie [avait] triomphé” et a promis de redonner sa juste place à la vérité dans la société démocratique. Mais aussi longtemps que nous n’aurons pas déjoué l’autre coup d’État, celui du capitalisme de surveillance, la démocratie et la vérité se trouveront toujours sous une épée de Damoclès.

La vie privée, une matière première gratuite

Le putsch épistémologique se décompose en quatre étapes.

La première est la mainmise sur les droits épistémologiques, dont découlera tout le reste. Le capitalisme de surveillance part d’un constat : une entreprise peut accaparer la vie des gens et la considérer comme une matière première gratuite dont elle extraira des données comportementales qu’elle déclarera ensuite comme sa propriété.

La deuxième étape est un creusement de l’écart épistémologique, c’est-à-dire la différence entre ce que je peux savoir et ce que l’on peut savoir de moi.

La troisième étape, celle que nous sommes en train de vivre, voit les prémices d’un chaos épistémologique provoqué par la montée en puissance des algorithmes, la dissémination d’informations mensongères et le microciblage, lesquels s’inscrivent généralement dans des stratégies de désinformation à des fins commerciales. Ses effets se font sentir dans le monde réel, où elle fractionne notre réalité collective, empoisonne le débat public, paralyse la démocratie et se solde parfois par des violences ou par des morts.

Dans la quatrième étape, la domination épistémologique est institutionnalisée et la gouvernance démocratique reléguée derrière la cybergouvernance du capitalisme de surveillance. La machine sait et le système décide, piloté et protégé par l’autorité illégitime et le pouvoir antidémocratique du capitalisme de surveillance. Chaque étape prend pour point d’appui la précédente. Le chaos épistémologique ouvre la voie à une domination épistémologique en affaiblissant la société démocratique – ce qui a sauté aux yeux lors de l’invasion du Capitole.

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