Uber Eat, Deliveroo, Just Eat… Ces ennemis intimes de la restauration française


Par Emmanuel Rubin pour Front Populaire

Déjà bien installées auparavant, les sociétés de livraison de plats à domicile ont vu leur activité exploser grâce à la crise sanitaire. Mais derrière cette croissance fulgurante se cache une véritable entreprise de prédation qui menace la restauration traditionnelle française.

Chef totémique de la « nouvelle cuisine », le regretté Alain Chapel publie, en 1980, son unique ouvrage, La cuisine, c’est beaucoup plus que des recettes : un titre qui vaut manifeste. À le paraphraser aujourd’hui, on aurait envie d’avouer qu’un restaurant, c’est beaucoup plus qu’une simple affaire de table. Au mauvais souffle d’un ineffable virus, on se souviendra d’ailleurs qu’avant même une France soudainement astreinte à l’enfermement, les restaurants furent les pionniers du confinement.

14 mars 2020, à la veille d’une élection, trois jours avant l’ensemble de la population, ils sont les premiers à devoir baisser le rideau. Depuis lors, exception faite d’une parenthèse estivale sous cordon sanitaire, ils restent désespérément bouclés, ballotés au gré des promesses de réouverture jusqu’ici non tenues, perfusés de ces prêts consentis par l’État, mais qu’il faudra bientôt rembourser, cabossés à trouver des parades de survie, perdus à virer parfois clandestins.

Les restaurants participent à l’identité et au roman nationaux

Certains sont déjà morts, d’autres se meurent ou vont mourir. Au pire des guerres, des crises, des révolutions, jamais les restaurants n’avaient connu pareille situation. Laquelle se double de l’humiliation de se voir réduire à la formule technocratique de « bien non -essentiel ». Voilà qui résonne comme un méchant paradoxe, dans une France qui inventa pourtant le genre et qui lui doit un peu de son rayonnement. Bras armé de l’agriculture, du tourisme, de l’enseignement professionnel, de l’économie locale, de l’emploi et de bien d’autres secteurs, les restaurants participent à l’identité et au roman nationaux. Et ce Covid-19 aura au moins eu le mérite de nous le rappeler.

À observer les routes sans auberges, Paris sans ses bistrots, Lyon privé de ses derniers bouchons, les villes comme les campagnes vidées de leur comptoir, le restaurant s’est affirmé, ces derniers mois, dans son pli le plus braudélien. Lieu de vivre où l’on s’aime, se quitte, se perd et se retrouve. Qu’il soit d’en haut ou de rocade, il nourrit le corps aussi bien que les âmes. Il est cet arrière-petit-fils des relais postaux d’Ancien Régime, enfant des cafés des Lumières, héritier direct de ces enseignes qui triomphèrent en même temps que la démocratie républicaine durant le XIXe siècle.

Il est surtout cet autre théâtre avec le public sur scène, une expression autant qu’un espace de liberté. Sûrement ne tient-il pas des Beaux-Arts, mais, sans conteste, avouons-le, telle une culture que l’on a pris soin de bâillonner dans le même élan, que les musées, les galeries, les salles de cinéma et de concert. Le restaurant est élément de mémoire et de territoire, riche à faire lien, fort à s’affirmer en lieu citoyen. Alors oui, on se souviendra qu’au printemps 2020, le restaurant n’a pas été estimé essentiel pour mieux se rappeler, plus tard, plus loin, du moins l’espère-t-on, qu’il est sincèrement existentiel.

Alors, oui, dans un curieux et précipité unanimisme, les experts autoproclamés, les observateurs de la nouvelle heure, les penseurs préposés aux plateaux de télévision et un certain Premier ministre bafouillant, en novembre dernier, la promesse d’une année de la gastronomie pour 2021 (où en est-on ?), tous s’alarment d’une restauration figurant parmi les grandes victimes de cette drôle de guerre. Mais de quelle restauration parle-t-on ? De toute la restauration ? Du secteur dans sa vérité moderne, dans sa cruelle réalité ? Car, à poursuivre en filant la métaphore martiale, la guerre a aussi ce méchant génie de fourbir des profiteurs. Aux deux sens du mot : celui du gain comme celui de l’opportunisme.

GAFAM du food business

Ils s’appellent Uber Eat, Just Eat, Deliveroo… Des entités florissantes de cette armée que l’on dira « financiarisée. » Des corps d’élite, sortes de GAFAM du food business, qui, le temps d’une crise, ont quasi installé leur idée de la restauration d’après. Celle d’une restauration nomade, montée en plateforme, préposée à la livraison à domicile, formatée dans le mondial et triomphant aujourd’hui en menant l’offensive dans les rangs mêmes d’un secteur fébrile et blessé.

En d’autres temps, peut-être les aurait-on qualifiés d’ennemis de l’intérieur. Aux États-Unis, pour la première fois, le chiffre d’affaires d’Uber Eat est passé devant l’activité de taxi. En Angleterre, Deliveroo a célébré son entrée en bourse au dernier printemps. Depuis plus d’un an, au bon beurre du confinement, il n’est qu’à observer le terrain pour découvrir la guérilla urbaine des sociétés de livraison, lançant et relançant les brigades légères de leurs livreurs cyclistes.

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