D’Elon Musk à Jeff Bezos, en passant par Bill Gates, les milliardaires se pressent pour mettre leur argent au service de grandes causes d’intérêt général. Mais cette charité d’apparence est peut-être en réalité une mauvaise nouvelle pour l’intérêt général et la démocratie. Tentons de comprendre pourquoi.
Ces dernières années, à peu près tous les grands milliardaires se sont lancés, plus ou moins, dans des projets philanthropiques ou des opérations de charité. En gros, ils donnent de l’argent à des grandes causes, soit directement, soit via des fondations spécifiques. Qu’il s’agisse, comme le propose Elon Musk, de donner quelques milliards pour résoudre la faim dans le monde, comme Jeff Bezos, de donner pour la lutte contre le réchauffement climatique, ou encore comme Bill Gates, de financer des projets de santé dans le monde, la tendance est claire : les super-riches sont magnanimes, et ils comptent bien mettre (un peu de) leur fortune au service de l’intérêt général.
À priori, une telle générosité au service de causes communes peut sembler une bonne nouvelle. Mais elle soulève en réalité des questions fondamentales d’éthique, mais surtout de gouvernance économique et politique. Pourquoi les riches donnent-ils ? Quel est leur intérêt à le faire ? Leurs donations servent-elles bien l’intérêt général ? Sont-elles efficaces ? Et si, paradoxalement, cette charité posait plus de problèmes qu’elle n’en résout ? Creusons un peu.
Pourquoi vouloir la charité des super-riches ?
D’abord, il est important de comprendre d’où vient l’idée d’une « charité des super riches ».
Le constat est le suivant : il existe des problèmes au sein de nos sociétés que nous ne parvenons pas bien à résoudre. La pauvreté, la faim dans le monde, l’exclusion, l’accès à la santé ou à l’énergie, la transition écologique, par exemple. Pour résoudre ces différents défis, il faut au moins trois choses. D’abord, des moyens, financiers, humains, logistiques ou matériels, en fonction des cas. Il faut aussi une stratégie cohérente : comment résoudre la faim dans le monde, est-ce en produisant plus de nourriture ? En la répartissant mieux ? En agissant sur d’autres causes structurelles ? Enfin, il faut une gouvernance : être capable de suivre la situation dans le temps, de mesurer les effets des décisions prises, d’ajuster les choses, et ce, en concertation avec les populations concernées, les institutions locales ou les associations.
À l’heure actuelle, si nous n’arrivons pas à résoudre ces problèmes, c’est vraisemblablement qu’il nous manque une partie de ces éléments. Et pour certains, on manquerait d’argent. C’est une rhétorique qu’on entend souvent : « on pourrait résoudre la faim dans le monde avec seulement 6 milliards de dollars ». Dans le même temps, l’Etat, à qui incombe généralement la gestion des problèmes collectifs, manque apparemment de ressources. Endettés, les acteurs publics se restreindraient sur leurs dépenses et n’auraient donc pas assez d’argent pour agir sur les différents problèmes sociaux. Alors après tout, si l’on manque de moyens, pourquoi ne pas se tourner vers les milliardaires, dont certains, à l’image d’Elon Musk, détiennent une richesse équivalente au PIB annuel du Portugal ?
Derrière l’idée d’une charité des super-riches, il y a aussi parfois l’argument de l’efficacité. Pour beaucoup de défenseurs de la charité et de la philanthropie, les entrepreneurs, les acteurs privés, seraient plus efficaces que l’Etat et les acteurs publics pour gérer de l’argent et pour élaborer des stratégies de gestion efficaces. C’est la rhétorique de l’inertie et de la lenteur de l’Etat et de sa bureaucratie, qui serait incapable de gérer de façon optimale ses ressources. On aurait donc tout intérêt à donner les clefs à des gens qui ont prouvé leur valeur (en devenant milliardaires, signe de leur compétence). Là où les gouvernements ont échoué, un entrepreneur activiste, lui réussira, non ?
Déconstruire la rhétorique de la charité
À ce stade, il faut dire qu’une bonne partie de cette rhétorique est fausse. D’abord, dans l’absolu, les acteurs publics ne manquent pas vraiment d’argent : en France, l’ISF rapportait, avant d’être supprimé, environ 5 à 6 milliards par an (2.5% du budget de l’Etat), soit autant que ce qu’Elon Musk pourrait donner pour la faim dans le monde. Preuve que si les acteurs publics avaient vraiment besoin d’argent, ils pourraient en trouver. Ensuite, régler des problèmes comme la faim dans le monde ne nécessite pas vraiment que des moyens financiers. Il faut une action globale, structurelle, qui passe par la stabilité géopolitique, la lutte contre la pauvreté, un partage plus équitable des ressources de la mondialisation. On ne peut donc pas dire qu’il est nécessaire de recourir à la charité des citoyens (riches ou pas) pour palier les manques des acteurs publics.
Concernant l’efficacité des acteur privés, là encore, les choses ne sont pas si simples. La littérature scientifique montre régulièrement que, contrairement à ce que laisse entendre la rhétorique néo-libérale, les acteurs privés ne sont pas plus efficaces que les acteurs publics pour « gérer ». Au contraire, même. Plusieurs études et méta-analyses ont par exemple démontré que les performances des hôpitaux, des maisons de soin, ou encore des systèmes de gestion de l’eau, sont généralement légèrement supérieures lorsque ces projets sont gérés par des acteurs publics que lorsqu’ils sont gérés par le privé (bien que la différence ne soit pas toujours très significative). Les données montrent même que les acteurs publics sont généralement plus efficaces pour gérer les missions de services publics, que le privé. Il n’y a donc aucune preuve que l’argent soit plus efficacement utilisé s’il vient d’un milliardaire que s’il vient d’un acteur public.
Enfin, concernant la gouvernance, il n’y a pas vraiment de raisons de penser qu’un milliardaire ou sa fondation feraient mieux que les autres acteurs investis sur le terrain. Au contraire, même, on pourrait penser que les acteurs publics, plus habitués à une gouvernance partagée et au dialogue avec les partenaires sociaux et les parties prenantes, seraient plus à même de négocier une gestion collective, garante d’efficacité.
Cela dit, si les milliardaires sont prêts à ouvrir leurs porte-feuilles, à financer des ONG, des partenariats public-privé, des programmes internationaux, pourquoi pas ? L’argent est toujours bon à prendre, non ? Pas sûr.