Orange, ex-France Télécom, son ancien PDG Didier Lombard et six autres cadres et dirigeants sont jugés pour « harcèlement moral », à partir de lundi, près de dix ans après une crise sociale durant laquelle plusieurs dizaines de salariés se sont suicidés.
C’est la première fois que la justice doit trancher une affaire de harcèlement d’une telle ampleur. Le procès de France Télécom (devenue Orange en 2013), de son ancien PDG Didier Lombard et de six autres cadres et dirigeants de l’entreprise, s’ouvre lundi 6 mai à Paris. Ils sont jugés pour « harcèlement moral » et « complicité de harcèlement moral », près de dix ans après le début des actions judiciaires, dans cette affaire devenue le symbole de la souffrance au travail. Au cœur de l’enquête, les cas de 39 salariés : dix-neuf se sont donné la mort, douze ont tenté de se suicider et huit ont souffert de dépression ou été mis en arrêt de travail.
Voici les clés pour comprendre l’affaire, avant l’ouverture du procès.
Comment l’affaire a-t-elle débuté ?
Il faut remonter à 2004, quand l’Etat abaisse sa participation dans France Télécom à moins de 50%. Cette privatisation entraîne une transformation profonde et un besoin de réaliser d’importantes économies pour faire face à la concurrence et éponger des dettes. Mais France Télécom est confronté à un « paradoxe », souligné dans l’enquête des juges d’instruction : « Il était impossible de procéder à des licenciements pour motif économique des fonctionnaires. C’est là l’une des clefs de compréhension des méthodes de management déclinées au sein de l’entreprise. »
En 2005, Didier Lombard, fraîchement nommé PDG, lance le plan de réorganisation NExT, pour « Nouvelle expérience des télécommunications », et le plan ACT (Anticipation et compétences pour la transformation), qui concerne directement les ressources humaines. En octobre 2006, devant 200 cadres de France Télécom réunis à Paris, Didier Lombard précise sa stratégie. Il annonce, sur trois ans, la suppression de 22 000 postes sans licenciement (sur les 110 000 que compte l’entreprise), la mutation de 14 000 salariés et l’embauche de 6 000 « nouveaux talents ». Didier Lombard prévient : « Ce sera un peu plus dirigiste que par le passé ». « Il faut qu’on sorte de la position ‘mère poule' », déclare-t-il encore. Ces 22 000 départs « en 2007, je les ferai d’une façon ou d’une autre, par la fenêtre ou par la porte », lâche Didier Lombard. Une phrase que les juges d’instruction qualifient de « funeste ».
Les plans NExT et ACT se traduisent, selon le dossier judiciaire, par une « politique d’entreprise visant à déstabiliser les salariés et agents et à créer un climat anxiogène ». En cause, des pratiques répétées telles que des « incitations répétées au départ », des mobilités « forcées », des missions « dévalorisantes », ou encore des « manœuvres d’intimidation ». Ces pratiques « ont entraîné ou accentué, chez nombre de salariés, une souffrance dont les manifestations ont pris des formes diverses, la plus dramatique étant le passage à l’acte suicidaire ».
Comment ce plan s’est-il matérialisé ?
France Télécom ouvre en 2005 sa propre « école de management », en région parisienne, pour mettre en œuvre son plan. Des milliers de cadres supérieurs sont formés à de nouvelles méthodes destinées à convaincre les salariés réticents de prendre la porte. La « courbe du deuil » élaborée par la psychiatre américaine Elisabeth Kübler-Ross est détournée pour « expliquer la résistance des salariés au changement », raconte Le Monde (article payant). « La mort, ici, c’est la perte d’emploi », souligne le quotidien. Suivent « le refus de comprendre, la résistance, la décompression, la résignation et, pour finir, l’intégration du salarié ». A la sixième étape, le salarié est censé avoir accepté le changement.
Des fiches sont distribuées aux cadres. L’une d’elle comporte un plan de la bataille d’Angleterre de 1940, qui vante la « précision » des avions de chasse allemands, expliquent Les Inrocks. « Les formateurs expliquaient que nous étions en guerre », témoignent des employés de France Télécom auprès de l’hebdomadaire. « D’abord, on nous montrait l’Angleterre prise en tenailles par les nazis. Ensuite, on nous montrait Orange prise en tenailles par Free, par Bouygues et par Nokia… », expliquent ces témoins.
Au cours de ces formations, on s’échange des « astuces » pour faire partir les salariés : fixer des objectifs irréalisables, retirer des chaises de bureau… Ainsi des employés arrivent un matin sur leur lieu de travail pour découvrir que leur service a déménagé. Certains se trouvent dans l’obligation de postuler à nouveau à leur propre emploi. D’autres sont rétrogradés et placés sous les ordres d’un de leur subalterne. Les cadres sont contraints de changer de poste tous les trois ans. « Il fallait briser les gens pour les faire partir », résume Sébastien Crozier, président du syndicat CFE-CGC Orange, à franceinfo.
Pourquoi a-t-on parlé de « vague de suicides » ?
Pendant cette phase de réorganisation à marche forcée, certains salariés ont quitté l’entreprise. Pour ceux qui restent, « les souffrance sociales sont généralisées », selon Sébastien Crozier. L’affaire éclate finalement après les suicides de plusieurs dizaines de salariés. Selon les syndicats et la direction, il y a eu 35 suicides au cours des seules années 2008 et 2009. Celui, en juillet 2009, d’un technicien marseillais, qui avait évoqué un « management par la terreur », donne un retentissement énorme à l’affaire. Les premiers articles paraissent dans la presse. Le 15 septembre 2009, le PDG, Didier Lombard, évoque « une mode des suicides ». Une expression qu’il regrettera le lendemain.
Cet événement tragique met au jour une longue série de drames humains. Parmi les victimes, Jean-Michel, 53 ans, se jette sous un train, le 2 juillet 2008, après une conversation téléphonique avec une syndicaliste. Le 11 septembre 2009, Stéphanie, 32 ans, se défenestre sur son lieu de travail. La veille, elle avait envoyé un mail à son père : « Mon chef n’est bien sûr pas prévenu, mais je serai la 23e salariée à me suicider. Je n’accepte pas la nouvelle réorganisation du service (…) Je préfère encore mourir. »
Le 9 septembre 2009, Yonelle Dervin, technicien, qui vient d’apprendre sa mutation, se lève au milieu d’une réunion, présente ses excuses à ses collègues, sort un couteau et se plante la lame dans le ventre.
En termes purement statistiques, plusieurs médias ont tenté de démontrer que la « vague » était surtout médiatique, comme Slate, qui y voyait une « exagération ». Mais Rue89 rappellait toutefois que « le taux de suicide n’est pas une statistique comme les autres ». Ils ne sont pas toujours déclarés en tant que tel et il n’est pas toujours aisé de les lier au travail. En outre, il n’existait pas, à l’époque, de « définition d’un taux national de suicides en lien avec le travail », soulignait Libération. Et les chiffres seuls « n’expliquent pas grand-chose ». Les témoignages livrés aux enquêteurs et aux médias montrent, en tout cas, une crise bien réelle.
Y a-t-il eu des alertes ?
Oui, à plusieurs reprises, des cadres ont tenté de signaler à la direction du groupe l’état inquiétant de certains salariés. Christian, ancien directeur régional, interrogé par Les Inrocks en 2010, se souvient avoir alerté les ressources humaines dès 2006. Ce qui lui aurait valu des menaces. « On fera tout pour que tu partes, sinon, on te détruira », lui aurait lancé une membre de son équipe se disant « mandatée au plus haut niveau ».
En juillet 2007, des syndicats alertent à leur tour « sur la mise en danger de la santé des salariés au sein de France Télécom », selon Le Monde. Ils réitèrent l’année suivante, après les suicides de plusieurs salariés. Des médecins du travail se mobilisent également. L’un d’eux demande l’aide de psychologues et l’un de ses confrères « s’étonne du grand nombre de salariés traités par des anxiolytiques, des antidépresseurs et/ou des somnifères », rapporte encore Le Monde. Fin 2009, des médecins de l’Est de la France écrivent à la direction qu’un « climat de violence persiste à ce jour (…) et a des effets délétères sur la santé mentale et physique des salariés ». « Les messages des syndicats, des médecins du travail, des chefs de service ont tous été délibérément ignorés », résume Le Monde.
La situation a-t-elle évolué depuis 2009 ?
La situation a perduré quelques années. Agés de 53 ans, Dominique, puis Annie, se suicident par pendaison à leur domicile, en 2010. Le 26 avril 2011, Rémy, 56 ans, s’immole par le feu, devant un site France Télécom en Gironde, où il avait eu une mission en 2008. L’enquête judiciaire se concentre sur les cas de 39 salariés mais, entre 2008 et 2011, l’Observatoire du stress et des mobilités forcées (créé par les syndicats CFE-CGC et Sud-PTT) recense plus de 60 suicides et près de 40 tentatives. Ces données doivent cependant être prises avec précaution : elles peuvent être incomplètes et il reste difficile de lier directement tous les suicides aux conditions de travail des salariés.
Interrogés par franceinfo en 2018, plusieurs responsables syndicaux s’accordent sur la date de la fin de cette période de « catastrophe sociale » : en février 2011, quand Didier Lombard renonce à ses fonctions de PDG. Stéphane Richard, déjà directeur général du groupe, le remplace à la tête de France Télécom et abandonne les plans NExT et ACT. Du jour au lendemain, les mobilités forcées cessent. « La direction a lâché du lest, la pression est retombée et la parole a pu se libérer », témoigne une syndicaliste Sud Orange.
Depuis, l’entreprise multiplie les efforts pour sortir de la crise et regagner la confiance de ses employés. Etude et veille sur le bien-être des salariés, mesures d’urgence, remise en question des méthodes de management… Une cellule de veille et de médiation a été mise en place et existe toujours aujourd’hui, pour les situations douloureuses. Les syndicats restent toutefois en alerte. « La période 2008-2009 reste évidemment dans toutes les têtes », raconte Cédric Carvalho, délégué syndical. Un constat partagé par la direction d’Orange. « L’expérience a été traumatisante pour tout le monde », estime Jean-Bernard Orsoni, le porte-parole du groupe.