Un accord international méconnu, le Traité sur la charte de l’énergie, pourrait détruire les efforts des pays européens pour atteindre leurs objectifs climatiques. Face aux industries de l’énergie, ONG et parlementaires tentent d’alerter sur cette menace.
Quelque part entre l’eau turquoise, les cabanes de pêcheurs sur pilotis, les plages et la roche verdoyante des Abruzzes, se trouve un petit coin de paradis en Italie : la côte sauvage des Trabocchi. En été, le soleil, les oiseaux, les vignobles et le vin attirent ici les milliers de touristes qui font vivre les villages alentours. Mais un beau matin de 2008, le paysage de carte postale a failli se brouiller. « Nous avons vu une petite plate-forme apparaître au milieu de la mer, se rappelle encore ému Enrico Gagliano. C’était une abomination. » Sous la pression, les autorités finissent par dévoiler l’existence du projet Ombrina Mare lancé par l’entreprise britannique, Rockhopper : une plate-forme pétrolière à seulement 11 kilomètres de la côte de Trabocchi.
À mesure que l’infrastructure prend forme sur l’eau turquoise, le mouvement de contestation de ce mégaprojet, dont Enrico Gagliano est l’un des fondateurs, prend de l’ampleur. En 2015, les manifestations réunissent jusqu’à 60 000 personnes, une mobilisation impressionnante pour la région. Le gouvernement finit par céder et suspend Ombrina Mare ainsi que tous les forages étrangers qui se trouvent à moins de 22 kilomètres (12 miles nautiques) des côtes italiennes. « Nous sommes parvenus à nous faire entendre ! » conclut fièrement Gagliano.
La victoire est grande pour les villageois des Abruzzes et les défenseurs de l’environnement, mais dans l’ombre, la société d’exploration prépare sa revanche. Un an plus tard, elle poursuit l’Italie en justice en vertu d’un accord international presque inconnu de tous : le Traité sur la charte de l’énergie (TCE). Ce texte que l’Italie a ratifié à la fin des années 1990, comme une cinquantaine d’autres pays, permet aux entreprises de l’énergie de poursuivre les États pour la perte de leurs investissements et profits futurs. Le gouvernement de l’époque tombe de haut, tous avaient oublié jusqu’à l’existence de cet accord rédigé après la guerre froide, pour sécuriser les investissements de l’Ouest dans les pays de l’ex-Union soviétique considérés instables. Ces poursuites judiciaires ne sont pourtant que les premières d’une longue série lancées par les investisseurs de l’énergie contre les pays européens.
Depuis une décennie, cet accord est même devenu le plus utilisé du monde en matière énergétique. Le nombre d’affaires a été multiplié par cinq, soit 136 recensées par le secrétariat du TCE. Il y en a sans doute davantage car États comme investisseurs n’ont aucune obligation de tenir informé ce secrétariat des procédures ouvertes. Les jugements du TCE sont rendus par des tribunaux d’arbitrage – basés à Washington, Stockholm ou La Haye –, dont les procédures, jusqu’aux audiences, sont confidentielles. Pourtant, ce sont bien des fonds publics qui sont dans la balance de cette justice parallèle. C’est l’argent des contribuables des pays membres – dont la France – qui est en jeu dans ce système judiciaire que personne ne contrôle.