Le monde ne leur suffit plus. Les milliardaires se lancent désormais à la conquête de l’espace. Tels des enfants en combinaison fluo, ils jouent aux astronautes pendant que la Terre s’embrase, étouffe et se noie. Derrière cette compétition vaniteuse se cachent la problématique de la privatisation de l’espace et la question de la nuisance d’une classe sociale bien particulière, celle des milliardaires, de sa psychologie propre et des pouvoirs politique et financier considérables qu’elle détient.
Trois cents tonnes de CO2, c’est le coût environnemental des quatre minutes de vol en apesanteur effectuées par Jeff Bezos et ses trois passagers : davantage que ce qu’un individu moyen émet au cours d’une vie entière. Quoi de plus normal lorsqu’on est à la tête d’une fortune de plus de 185 milliards de dollars, supérieur au PIB de nombreux pays et au patrimoine cumulé de milliards d’individus ? Du reste, le fondateur d’Amazon n’est pas le seul ultra-riche à vivre sur une autre planète.
Elon Musk a fondé la compagnie Space X pour coloniser Mars. En attendant d’y poser le pied, il a déjà vendu un aller-retour Terre-Lune à un autre milliardaire, Yusaku Maezawa, pour un montant tenu secret. Quant à Richard Branson, le fondateur de Virgin Records, il travaille depuis dix-sept années à l’établissement d’un service de vol commercial vers l’espace. Apprenant le voyage imminent de Bezos, Branson s’est empressé de prendre part au vol d’essai de son entreprise Virgin Galactic afin de devancer son principal concurrent.
D’un point de vue technique, ces vols n’ont rien d’impressionnant. Ils n’ont pas lieu dans l’espace à strictement parler, mais dans la thermosphère ou orbite basse. Les qualifier de vols spatiaux revient à confondre un sprint sur un quai de la gare du Nord avec le marathon de New York. Il y a soixante ans déjà, Youri Gagarine faisait le tour de la terre, passant cinquante fois plus de temps que Richard Branson en orbite.
Quarante-quatre années sépareront les premiers pas d’Armstrong du vol habité de SpaceX autour de la Lune. Malgré ses cinquante-sept ans, Jeff Bezos n’était pas encore né lorsque Valentina Tereshkova devenait la première femme à quitter l’atmosphère. Même le tourisme spatial ne date pas d’hier : en 2001, le multimillionnaire Dennis Tito déboursait 20 millions de dollars pour s’offrir une semaine au bord de la Station Spatiale Internationale.
Cela n’a pas empêché CNN de qualifier le vol du fondateur d’Amazon « d’héroïque ». Conférences de presse, interviews complaisantes sur les « late night show », articles idolâtres… La haute bourgeoisie anglo-saxonne a multiplié les courbettes pour flatter les égos démesurés de ses représentants les plus indécents.
Le ridicule de ce concours d’égo et la forme d’amnésie médiatique qui semble l’entourer masquent une compétition plus préoccupante. Sa cascade terminée, Branson a promis de « démocratiser l’espace ». Tous ceux qui le souhaitent pourront y accéder, déclare le milliardaire. À condition de pouvoir payer le prix exorbitant d’un billet, fixé à 250 000 dollars. Pour prendre place dans la fusée Blue Origin aux côtés de Jeff Bezos, il fallait débourser 28 millions. L’heureux vainqueur de cette mise aux enchères s’est pourtant décommandé au dernier moment, pour cause d’agenda trop chargé (sic).
Sa cascade terminée, Branson a promis de « démocratiser l’espace ». À condition de pouvoir payer le prix exorbitant d’un billet, fixé à 250 000 dollars.
Quand bien même l’accès à de telles altitudes deviendrait abordable, son coût resterait problématique pour l’humanité. L’empreinte carbone d’un vol en orbite basse est environ 100 fois plus importante qu’un aller-retour Paris-New York. Du reste, la pollution générée ne se limite pas au CO2 et pourrait menacer la stabilité de la couche d’ozone. Mais pour Richard Branson et ses compétiteurs, les retombées semblent éminemment positives. La valeur boursière de Virgin Galactic s’est appréciée de 841 millions de dollars dans les heures qui ont suivi l’atterrissage de son PDG.
Jeff Bezos, dont les livreurs Amazon défèquent dans des sacs en papier pour éviter d’être licenciés par son algorithme, a souhaité donner une dimension humaniste à son caprice. À peine revenu sur terre, au sens propre uniquement, il déclare « Vous êtes là-haut, et l’atmosphère est si petite… c’est une chose si petite et fragile et… cela renforce l’idée dont on a conscience sur le plan théorique, que nous devons faire attention à l’atmosphère terrestre ».
Son vol s’inscrit dans une vision de long terme qui n’a pas grand-chose à envier au rêve martien d’Elon Musk. « Ce qu’on doit faire c’est construire une route vers l’espace, afin que les générations futures puissent déplacer toute l’industrie lourde depuis la terre vers l’espace.
Pour que nous puissions conserver ce joyau qu’est cette planète telle qu’elle est, au lieu de la détruire ». Pour protéger la terre des humains, Bezos compte très sérieusement en installer plusieurs milliards en orbite, dans des versions géantes de l’ISS. Un projet qu’Elon Musk avait simplement qualifié de « stupide », mais qui s’inscrit dans la logique de la pensée économique dominante : délocaliser toujours plus loin sans remettre en cause le dogme de la croissance.
MOTIVÉS PAR LE PROFIT
Quoi qu’ils en disent, ce n’est pas la philanthropie qui anime nos cosmonautes du dimanche. Le fait de jouer les cobayes pour leur propre entreprise permet de générer une publicité conséquente. Branson parie sur l’existence d’un marché important pour les vols touristiques à la frontière de l’espace. Les patrimoines des 1% les plus aisés s’étant accrus de 30% depuis le début de l’épidémie de COVID, on sera tenté de lui donner raison.
Bezos parle également de tourisme spatial, mais espère tirer d’autres bénéfices de ce type de coup de com’. À commencer par l’obtention de marchés publics juteux. Ironiquement, les compagnies spatiales privées dépendent des contrats gouvernementaux pour leur survie. Space X avait ainsi été renfloué in extremis par la NASA en 2008, via la signature d’un contrat de 1,6 milliard de dollars. Depuis, elle multiplie les missions pour le compte de l’armée américaine, du renseignement et de la NASA. Jeff Bezos n’est pas en reste.
Le sénateur de l’État de Washington (où se situe le siège d’Amazon) avait inclus une subvention de 10 milliards de dollars dans le dernier plan de relance de Joe Biden. Si ce n’était pour l’intervention de Bernie Sanders, qui avait remarqué que « cela n’a pas énormément de sens, selon moi, d’offrir des milliards de dollars à une entreprise possédée par l’homme le plus riche du monde », la subvention passait comme une lettre à la poste.