Qu’est-ce qu’une « bonne » réunion de travail ? À l’heure où le télétravail et les rendez-vous se font de plus en plus à distance depuis le crise de Covid 19, une entreprise américaine promet avoir trouvé la réponse. Sa recette semble être tirée d’un livre de cuisine (trop) moderne.
1) Mesurez et classez au vu de tous en temps réel le nombre de mots prononcés par chacun.
2) Ajoutez-y un « niveau d’attention » mesuré par reconnaissance faciale des participants.
3) Saupoudrez d’une « température » de la pièce virtuelle, prise régulièrement, pour rattraper un auditoire qui risquerait de décrocher.
Un cauchemar ? Non, la cristallisation de tous les biais largement répandus par la culture du « tout mesurable ».
« Ce qui ne peut être mesuré ne peut être géré »
Comme beaucoup d’acteurs de l’économie numérique, le premier réflexe des deux cofondateurs de cette plate-forme de vidéo-conférence est de dégainer des indicateurs chiffrés, (super)chargés de technologies qui ont le vent en poupe (intelligence artificielle, reconnaissance faciale, etc.). Faisant leur cet adage largement attribué à Peter Drucker, grand théoricien de l’esprit d’entreprise : « Ce qui ne peut être mesuré ne peut être géré. » Une maxime reprise à toutes les sauces dans la littérature de coaching et les « success-stories » des start-ups.
Mais il semblerait que la citation de Peter Drucker… ne dise pas exactement cela. Et qu’elle ne soit d’ailleurs même pas de Peter Drucker. « Ce qui est mesuré est ce qui est géré », voilà ce qu’écrit V.F. Ridgway en 1956. Le sens est tout autre… La suite est encore plus intéressante :« Ce qui est mesuré est ce qui est géré – même s’il est inutile de le mesurer ou de le gérer, et même si le faire nuit à l’organisation ».
Et voilà soudain l’indicateur chiffré ramené à sa juste place : celle de traduire un simple morceau de réalité, bon ou mauvais.
Ce n’est pas parce que c’est mesurable qu’il faut le mesurer
Initialement réservés au monde scientifique, voire économique, les indicateurs chiffrés ont peu à peu envahi les moindres recoins de notre vie, propulsés par le développement d’internet et de nos outils numériques. En étant « connectés » à tout moment, il est devenu possible de tout mesurer, tout le temps. De la consommation en énergie d’une usine au nombre de marches montées et descendues par jour, en passant par le nombre de fois où une publicité est affichée.
Le sujet n’est pas nouveau. Mais le biais induit, une fois supposé que tout est mesurable, est qu’il existe forcément une mesure pour tout. Google et Amazon se sont lancés dans la collecte effrénée de données avant même de savoir ce qu’il serait possible d’en faire, pressentant que leur utilité viendrait. Aujourd’hui encore, Tesla fait remonter une quantité astronomique de données de ses véhicules, sans qu’on sache ce qu’il sera possible d’en faire : des améliorations techniques… jusqu’à la commercialisation d’assurances calquées sur votre mode de conduite.
Nous voilà donc passés du « tout est mesurable » à « tout doit être mesuré ». Mais comment en est-on arrivés à « seul ce qui est mesuré compte » ? Là encore l’économie du numérique, dont le discours et les tenants marquent profondément le récit de la société actuelle, joue un grand rôle.
La start-up comme modèle de société
Initialement, le modèle start-up s’est construit sur des innovations technologiques. Un développeur vous le dira : tester du code et contrôler le résultat obtenu permet d’établir des boucles d’améliorations itératives. Cette culture de la mesure qui fait sens pour des travailleurs de l’informatique a été transposée parfois aveuglément dans des entreprises tout entières, des départements commerciaux aux ressources humaines. Or, on ne mesure pas le succès d’une organisation comme on mesure la bonne exécution d’une requête informatique.
Cela fait longtemps qu’on a l’intuition que le capitalisme correspond à des métaphores pathologiques. En premier lieu : l’ADDICTION. Comme par hasard les sociétés capitalistes sont tourmentées par tous les excès et les addictions : drogue, bouffe, pétrole, charbon, consommations, compensations. Le capitalisme correspond à l’exacte métaphore du junkie. Sur le point de calancher, ayant tout perdu, il cherche encore sa came.