Le coronavirus nous rendra-t-il tous dingues ? La question peut se poser tant elle traverse toutes les familles, politiques ou pas. Le Média pour Tous peut en témoigner. Fondé en 2018 par Vincent Lapierre, reporter tout-terrain, il a imposé un ton et montré les Gilets jaunes sous un jour nouveau en donnant la parole aux acteurs. Le succès a rapidement été au rendez-vous, avec une moyenne de 100 000 vues par reportage. Mais la Covid et ses controverses sans fin sont passées par là. Pour ou contre, noir ou blanc, vaccin ou pas vaccin, le virus n’a que faire des nuances. Vincent Lapierre a fait un autre choix, celui de Péguy, autre journaliste (eh oui), qui nous recommandait de « dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité, dire bêtement la vérité bête, ennuyeusement la vérité ennuyeuse, tristement la vérité triste » – mais aussi dire scientifiquement la vérité scientifique, à tout le moins la vérité de la communauté scientifique. Ce choix lui a aliéné une grande partie de ses soutiens. Ce qui n’est pas sans poser problème pour un média indépendant vivant du financement de ses abonnés. Ce dernier s’est asséché, mettant en péril la survie du Média pour Tous. « Si la vérité vous offense, la fable au moins peut se souffrir », disait le grand Jean de La Fontaine. Mais que faire en temps de crise, lorsque la fable et la vérité s’entremêlent au point de se confondre ? Les démêler encore et toujours. La parole à Vincent Lapierre.
ÉLÉMENTS : Le Média pour Tous, créé à l’été 2018, a pris son essor lors du mouvement des Gilets jaunes ; à l’époque, la majeure partie des journalistes étaient très mal reçus dans les cortèges, sauf le Média pour Tous. Qu’est-ce que cette crise a révélé sur les relations entre les médias et le peuple ?
VINCENT LAPIERRE. La crise des Gilets jaunes a mis en évidence la fracture très profonde qui existe entre les médias de masse et une partie de la population. Cette fracture n’est pas apparue soudainement en 2018, elle s’est creusée au fil des dernières décennies et a trouvé dans la démocratisation d’Internet un puissant accélérateur. Le sentiment dominant dans les rangs des Gilets jaunes, et bien sûr au-delà, est que nous sommes gouvernés par des corrompus, pour lesquels leurs intérêts particuliers priment sur l’intérêt général. Dans ce cadre d’analyse, les principaux médias, de par leur proximité avec le pouvoir, leur structure de financement et le mode de formation des journalistes, sont vus comme des passe-plats du gouvernement. Ils ne sont là que pour « faire passer la pilule » des réformes gouvernementales et maquiller en démocratie ce qui n’est en fait qu’un pouvoir totalitaire. Dans ce contexte, la recherche d’information alternative devient parfaitement compréhensible. Pour la crise des Gilets jaunes, nous étions là au bon moment et au bon endroit, avec le bon format de vidéos : au cœur de l’action tout en respectant la parole des Gilets jaunes (ne pas les couper en permanence, ne pas retenir au montage que quelques secondes mais donner le temps au spectateur de comprendre le discours dans sa globalité, etc.), ce que les grands médias ne faisaient pas. C’est effectivement ce qui explique le succès de nos reportages. Mais d’autres ont également fait ce travail. Un certain nombre de médias citoyens sont nés lors de la crise des Gilets jaunes, preuve que la crise informationnelle était bien là, en toile de fond.
ÉLÉMENTS : Quand la Covid s’est invitée dans l’actualité en 2020, le Média pour Tous, désormais bien installé dans le paysage qu’on pourrait nommer « altermédiatique » ou « dissident », aurait pu, comme bien d’autres, vendre successivement à ses abonnés de la chloroquine, de la « plandémie », du génocide vaccinal. Au lieu de surfer sur ce narratif-là, tu as préféré conservé le sens de la nuance et un véritable esprit critique, choix récompensé bien souvent par maints pouces baissés sur YouTube. Avais-tu anticipé de telles réactions, du désabonnement à l’anathème, ou bien t’ont-elles surpris ?
VINCENT LAPIERRE. Non, je n’ai pas été franchement surpris. Je savais qu’une partie importante de notre public attendait de nous que nous nous fassions les relais complaisants de toutes les théories qui se sont mises à circuler (5G, puces dans le vaccin, traitements miracles, etc.). En mars 2020, nous avons mis en ligne un sondage pour savoir ce que nos lecteurs pensaient de l’origine du coronavirus : 49 % ont voté pour des réponses évoquant une intention malveillante cachée derrière la crise sanitaire. Je savais que mes prises de position allaient immanquablement prendre à rebrousse-poil au moins la moitié de notre public. Mais je ne me voyais pas faire autre chose que ce que j’ai fait : prendre au sérieux la parole des scientifiques, écouter l’ensemble des théories en présence et trancher en faveur du consensus scientifique mondial. Et ce consensus, globalement, établit que le Sars-Cov-2 pose un problème majeur de saturation des réanimations, et cela dans le monde entier, y compris dans les pays qui ont trois fois plus de lits de réanimation que la France, comme par exemple l’Allemagne. Tout part de là. Si on rate cette marche et qu’on considère qu’il n’y a pas de problème, que la Covid est une simple grippette, c’est certain que toute action du gouvernement sera perçue comme une atteinte à nos libertés. Je ne peux personnellement pas emprunter cette voie cognitive car, au départ, j’admets que le virus, de par ses caractéristiques intrinsèques, pose un problème. Et ce raisonnement, je le tiens car même si je ne peux aller moi-même dans les services de réanimations et compter les malades ou les morts, j’estime plus fiable le témoignage de centaines de milliers de soignants et de scientifiques à travers le monde qui ne se connaissent pas, plutôt que celui de quelques médecins isolés, ou des témoignages souvent invérifiables sur les réseaux sociaux. C’est assumé. Non, Big Pharma n’est pas en capacité de corrompre des gouvernements ennemis géopolitiquement pour faire croire que le Sars-Cov-2 est une menace alors qu’il n’en est pas une, ou cacher qu’un médicament fonctionne pour imposer un vaccin (qui aurait même pour but de tuer les gens, selon certains). Les faits analysés rationnellement disent autre chose. Et peu importe que Macron dise également cela. Je pourrais répondre que Poutine, Kim Jung-un et Bachar el-Assad développent eux aussi le même « narratif » que Macron, sont-ils pour autant macronistes ? Ce n’est pas parce qu’untel dit ceci ou cela que je vais forcément dire le contraire, ce n’est pas comme cela que je raisonne. Je ne suis pas un « anti-tout » professionnel, ou un idéologue. Ma boussole, ce sont les faits. Et j’écoute – tout en gardant mon esprit critique – ceux qui savent les interpréter et dont c’est le métier. Cette position peut surprendre ceux qui me suivent et je le conçois parfaitement, mais c’est la conclusion à laquelle j’arrive, et je ne peux pas faire autrement que de le dire. C’est mon rôle. Et je le dirai quel que soit le prix que ça me coûte, et ça me coûte déjà très cher.
ÉLÉMENTS : La « réinformation » ressemble trop souvent à une simple contre-propagande, et la « dissidence » à un concours de panurgisme et de pavlovisme ; comment faire comprendre l’importance primordiale d’une forme d’hygiène mentale et de zététique, autrement dit d’art du doute ?
VINCENT LAPIERRE. Effectivement, la défiance souvent justifiée à l’égard des médias de masse a conduit à accorder une trop grande confiance dans les médias dits alternatifs, et ce n’est pas une bonne chose. Il faut exercer son esprit critique quel que soit le canal par lequel l’information nous parvient. Il faut avoir conscience que les médias dits alternatifs ont en fait les mêmes contraintes que les grands médias : pour survivre, ils doivent capter notre temps de cerveau disponible. Et pour cela, ils font face à la même tentation que les grands médias, à savoir donner du simple, du clivant, de l’angoissant, du sentiment de savoir des choses que les autres ne savent pas, etc. C’est en jouant sur ces cordes-là, l’ego, la peur, l’attirance pour le clash, la « révélation », que tout média maximise ses chances de capter l’attention du public. Dans un contexte de concurrence exacerbée entre les médias et en période de crise où les gens attendent des réponses rapides, la tentation est extrême de faire circuler des rumeurs, de jouer sur les peurs et les discours démagogiques. Beaucoup cèdent, certains en font même un business. Ce n’est pas le choix que nous avons fait.