L’église en France est-elle morte ?
Le jour où la cathédrale la plus célèbre du monde a failli partir en fumée se pose la question de la survie du catholicisme : que reste-t-il non de l’église de France, qui est une institution pérenne, mais de l’église en France, du sentiment religieux, du dogme catholique, de la pensée chrétienne ?
La pratique s’étiole
Aujourd’hui un Français sur vingt est catholique pratiquant (définition : aller à l’église chaque dimanche), contre un sur cinq en 1960. Quatre enfants sur cinq étaient baptisés en 1960, un sur trois aujourd’hui. Il y a désormais quatre fois moins de mariages religieux que de mariages civils. Le nombre de prêtres ordonnés chute : 117 en 2018 alors qu’il en faudrait 500. Le remplacement n’étant plus assuré, les églises ferment comme des usines, une paroisse sur deux n’a plus de prêtre et le remplacement est assuré par des prêtres africains et parfois des laïcs.
Les sociologues s’accordent sur le moment de la baisse de la pratique catholique en France : le mouvement s’est amorcé dans les années 1960. Les raisons de cette courbe descendante sont internes et externes. Raisons internes : la séparation de l’église et de l’Etat en 1905, suivie du concile Vatican II (1962-1965), qui assouplit le dogme (pour les traditionalistes, il s’agit d’une trahison). Raisons externes : la baisse correspond à l’avènement de la société de consommation et au choc culturel venu d’outre-Atlantique.
Idéologie anglo-saxonne contre doctrine latine
La domination américaine se décline dans le monde économique (le plan Marshall), dans le monde politique (« aide » à la formation de l’Europe des Six pour contrer l’influence soviétique), dans le monde culturel (le cinéma US et le rock, considéré comme la « musique du diable » à ses débuts), et dans le monde sociétal où le sens du collectif laisse place à l’individualisme, où les contraintes collectives ne peuvent rivaliser avec le plaisir individuel, la « libération » de l’individu. Le modèle capitaliste protestant anglo-saxon renverse le modèle français d’inspiration catholique, qui se révèle archaïque.
Le glissement rapide de la société traditionnelle ouvrière et paysanne vers une société urbaine post-industrielle (secteur des services) accentue le choc. Les grands-mères tirent les cheveux des jeunes filles en minijupe, le nombre de mariages religieux décroît, celui des divorces augmente, les institutions sont obligées de suivre le mouvement : les textes juridiques prennent acte de ces bouleversements et intègrent les nouveautés. Les femmes se réveillent, et la sexualité suit (invention de la pilule en 1968). L’amour d’une vie laisse la place à la consommation amoureuse et au zapping des conjoints. Il est plus facile de lécher la vitrine du capitalisme que de s’en tenir aux préceptes d’humilité, de fidélité et de pureté que l’église enseigne.
La démocratie est chrétienne
Cependant, avec ses 2000 ans d’âge, l’influence chrétienne demeure profonde et ne disparaît pas par la volonté du mondialisme libéral qui lui est opposé : elle change de forme pour entrer dans les structures modernes (partis, syndicats, associations) et s’habiller de revendications. Le marxisme chrétien date des années 1960. En France curés rouges et prêtres ouvriers font leur apparition. En Amérique latine, dans un renversement d’alliance historique, ce sont les paroisses qui abritent les foyers de révolte contre les régimes autoritaires de droite ou d’extrême droite soutenus par les Américains.
« En implantant chez vous, comme vous le tentez, l’Action catholique sociale, vous vous faites, vénérables frères, les patrons d’une grande cause, à savoir, la cause de ceux qu’opprime une fortune adverse et dont vous êtes, de par le conseil divin, les pères et les auxiliaires. Soyez certains que tout ce que vous ferez pour cette cause sera bien fait et qu’en méritant ainsi tant de la Religion que de la Patrie, vous représenterez dignement le Bon Pasteur qui est passé en faisant le bien. » (Pie X, 6 janvier 1910, première conférence épiscopale colombienne)
De la pratique (catholique) à la théorie (politique)
Ainsi, la pratique catholique proprement dite disparaît de la surface sociale, mais pour prendre des formes nouvelles, par exemple l’engagement associatif (la France est championne dans le domaine). Le mouvement non-violent, parfois manipulé par les agences culturelles soviétiques, prend une importance considérable, à tel point que les autorités s’en inquiètent. Ce sera surtout le cas aux Etats-Unis, moins en France où l’édifice social est n’est pas aussi hiérarchisé et communautarisé. Toutes ces manifestations ne tombent pas du ciel, ce sont des pousses néochrétiennes. Les années 60 ressuscitent Jésus, qui devient une star parmi les hippies. La simplicité, la pauvreté, l’amour du prochain (et de la prochaine) refont surface.
Ceux qui s’en tiennent à la lettre (de l’église) sont heurtés par ces évolutions pas toujours positives, ceux qui s’en tiennent à l’esprit n’y voient rien de dramatique : le message du Christ éternel surgit là où on ne l’attend pas. Soixante ans plus tard, le constat est le même pour tous : une société individualiste, consumériste, dévirilisée ou féminisée (au choix), une démocratie vacillante, une violence économique indéniable, un libéralisme destructeur, une jeunesse angoissée par le chômage, la tentation de la violence…
Plus on parle de lien social, moins il y en a
Ce sombre tableau découlerait de l’effondrement des pratiques religieuses séculaires ? Non, mais la colonne vertébrale sociale (le pacte de non agression nécessaire à tout vivre-ensemble harmonieux) et personnelle (les vertus) que forgeait la morale catholique n’a pas été remplacée, sinon par une morale floue, élastique, rafistolée, qui augmente l’entropie générale.
L’ordre social n’est plus le même, certains avancent un « désordre social » plus ou moins provoqué selon des intérêts supérieurs. A chacun de faire son chemin dans la jungle libérale – comprendre antichrétienne – au détriment de son semblable. Les « solidarités », ce mot que tous de la droite à la gauche ont à la bouche, n’ont jamais été aussi menacées. Le grand filet social français troué en mains endroits représente une aubaine pour le libéralisme qui se nourrit de toutes les angoisses produites par la décomposition sociale. Une angoisse un produit, c’est la solution contemporaine.
L’église intérieure
La pratique catholique disparaît pour mieux resurgir ailleurs et autrement. Il reste la conscience, à l’origine de nos pensées et de nos actions. Une conscience peut-elle régresser ? Non, et c’est un signe d’espoir. La conscience capitalise sur elle-même, la conscience appelle la conscience. Ce processus évolutif mène à toujours plus de vérité. Le cas des Gilets jaunes est de ce point de vue éloquent : sans une nouvelle conscience politique, celle de leur propre sort et de la menace libérale, ces Français ne seraient jamais descendus dans la rue, sur les ronds-points, au coeur des villes pour manifester leur unité et leur façon de voir les choses.
Ils ont esquivé les formes institutionnelles classiques – partis, syndicats, associations – jugées stériles politiquement et ils ont coupé le son des médias dominants qui brouillaient l’entendement.
Le sentiment chrétien, en perpétuelle adaptation, a franchi un cap dans l’évolution politico-sociale, ce qu’illustrent ces Gilets jaunes déguisés en Christ ou portant une croix. Par « sentiment chrétien » il faut entendre la conscience de la communauté de destin des hommes qui permet alors d’être solidaire, de se battre pour les autres en se battant pour soi, un égoïsme altruiste, pas un égoïsme contre les autres. Ce combat recoupe celui du Christ, qui avait déjà bouleversé l’ordre dominant il y a 2000 ans.
Un parallèle tentant
Les Gilets jaunes réactualisent le Christ, celui qui demande justice, la police de Castaner incarne la soldatesque de Rome, et la Macronie les grands prêtres qui ont obtenu la condamnation du Messie. Il n’est pas besoin d’être croyant pour comprendre que la lutte sociale est au coeur de l’âme française. La lutte pour plus de justice sociale s’imbrique dans le schéma des Evangiles. Les Gilets jaunes seraient alors la pointe de l’église que l’on croyait mourante. La flèche de Notre-Dame, qui est malheureusement tombée mais qui sera reconstruite, est la représentation de ce courage, un courage humain qui en appelle au Ciel.
Victor Mara