Alain Bentolila est linguiste et professeur à l’université Paris-Descartes. Dans son nouveau livre « Nous ne sommes pas des bonobos » (Odile Jacob), il démontre en quoi le langage est le propre de l’Homme. Il est aussi pour le linguiste un fondement de la nation ainsi qu’un enjeu crucial dans la lutte contre tous les radicalismes.
Marianne : Ce livre, écrivez-vous dès la première page, est l’aboutissement d’un engagement constant et d’une longue réflexion. Parmi vos combats linguistiques, lequel est, d’après vous, le plus important ?
Alain Bentolila : Le plus important de tous est de dire que le langage porte la pensée : toute défaite du langage est une défaite de la pensée et toute défaite de la pensée rend vulnérable. La langue permet aussi d’accueillir en soi, avec bienveillance mais aussi vigilance, l’intelligence d’autrui. Je place par conséquent une langue riche, précise et puissante au cœur même de l’humanisme. Je ne me suis quasiment jamais battu pour la pureté et la normativité de la langue. Elle évolue, et c’est une bonne chose. Je ne m’accommode pas, en revanche, qu’une partie de notre jeunesse soit exclue de la compréhension des textes et des discours. Elle est ainsi rendue vulnérable à tous les radicalismes, à tous les sectarismes, à tous les totalitarismes.
L’un de vos chapitres s’appelle le « propre de l’Homme ». À quoi tient l’écart entre la communication animale et le langage humain ? Qu’est-ce que cette différence nous dit de la vocation de l’Homme ?
Des créatures comme les bonobos, les abeilles ou les dauphins ont, pour chaque espèce, des instruments spécifiques de communication. L’Homme est le seul à avoir cette caractéristique unique de pouvoir dire par son langage des choses qu’il n’a jamais vues, qu’il ne voit pas et qu’il ne verra jamais. Il est créateur de ce que ses sens ne lui donnent pas à voir, à sentir et à toucher.
Sans le langage, Galilée n’aurait pas pu penser ce qui contredisait sa propre vision qui lui présentait un soleil qui changeait de position alors que lui restait immobile. « Et pourtant ! » disait-il : la Terre tourne bien autour du Soleil. En plus de porter une pensée scientifique qui dépasse l’évidence, le langage nourrit aussi pour les mêmes raisons la poésie. Pensons, par exemple, au vers de Paul Éluard : « La Terre est bleue comme une orange ». Ce sont bien les conventions grammaticales non négociables qui permettent cette représentation singulière et inattendue.
Qu’est ce qui a motivé d’après vous la création de l’écriture ?
Il y a à peine 3 500 ans, les hommes ont commencé à inscrire des traces, des signes sur des tablettes d’argile d’abord, puis sur des papyrus. Elles servaient à compter les moutons et les bœufs et à garder une empreinte des échanges. Ce serait une grande erreur d’en déduire que l’écriture a été créée par simple besoin de garder trace des transactions. Elle est née du besoin essentiel de l’Homme de laisser une trace de lui-même.
L’écriture émerge au moment où l’Homme prend conscience de sa mortalité. Elle est pour lui une victoire de l’esprit sur la matière. Le corps pourrit mais l’écriture porte l’espoir d’un esprit qui dure. Ce qu’il a écrit, magnifique ou médiocre, long ou court, sera le témoignage de cet esprit qui a existé et qui continuera à exister par les autres. Le linguiste George Steiner m’avait dit un jour : « Lire, c’est répondre fraternellement à l’appel désespéré de l’écriture ». L’auteur est désespéré d’avoir un jour à quitter ce monde et confie cet écrit à un inconnu lecteur.