Voici une chronique très intéressante parue dans le Monde diplomatique en février 2016 et qui rappelle comment la presse et une partie des intellectuels français traitaient la question des Talibans à partir des années 1980.
Pendant une période comprise entre la défaite cinglante des Etats-Unis en Indochine (avril-mai 1975) et les craquements en chaîne dans les pays européens satellites de l’Union soviétique (notamment en Pologne, où l’état d’urgence est proclamé en décembre 1981), les Etats-Unis et l’Europe occidentale imaginent — ou font croire — que Moscou a lancé une grande offensive mondiale. En Afrique, l’Angola et le Mozambique, nouvellement indépendants, semblent lui tendre les bras ; en Amérique centrale, des guérilleros marxistes font tomber une dictature proaméricaine au Nicaragua ; en Europe occidentale, un parti communiste prosoviétique oriente pendant quelques mois la politique du Portugal, membre fondateur de l’Organisation du traité de l’Atlantique nord. L’invasion de l’Afghanistan par l’Armée rouge, en décembre 1979, semble marquer une fuite en avant de Moscou. Elle ouvre une nouvelle étape de la guerre froide entre les deux blocs. Le combat des moudjahidins (« combattants de la foi engagés dans le djihad ») afghans va apparaître comme providentiel pour contrer les ambitions hégémoniques prêtées à l’Union soviétique. Et, souvent, être célébré à la façon d’une épopée.
Peu importe que la quasi-totalité de ces combattants héroïsés soient des musulmans traditionalistes, intégristes, même. A cette époque, la religion n’est pas nécessairement perçue comme un facteur de régression, à moins qu’elle s’oppose, comme en Iran au même moment, aux intérêts stratégiques occidentaux. Mais ce n’est le cas ni dans la Pologne catholique couvée par le pape Jean Paul II, ancien évêque de Cracovie, ni, bien sûr, en Afghanistan. Par conséquent, puisque la priorité géopolitique est que ce pays devienne pour l’Union soviétique ce que le Vietnam a été pour les Etats-Unis, un récit médiatique quasi unique va, pendant des années, exalter les moudjahidins, présentant leur révolte comme une chouannerie sympathique, attachée à sa foi. Il dépeindra en particulier la place et la vie des femmes afghanes à travers le prisme essentialiste, naïf (et parfois enchanté) des traditions populaires.
Revenir trente-cinq ans plus tard sur ce discours général et sur ses images d’Epinal, pléthoriques dans la presse française — du Figaro Magazine au Nouvel Observateur —, permet de mesurer à quel point presque tout ce qui suscitait hier l’admiration quand il s’agissait de populariser le combat contre l’« empire du Mal » (l’Union soviétique selon Ronald Reagan) est devenu depuis source d’exécration et d’effroi. Entre 1980 et 1988, on applaudissait les exploits des « combattants de la foi » contre l’Armée rouge. A partir de la décennie suivante, leurs cousins idéologiques en Algérie (Groupe islamique armé, GIA), puis en Afghanistan (talibans), et plus récemment au Proche-Orient avec Al-Qaida et l’Organisation de l’Etat islamique (OEI), ont été dépeints sous les traits de « fanatiques », de « fous de Dieu », de « barbares ».
Assurément, les moudjahidins des années 1980, qui ne commettaient pas d’attentats à l’étranger, se distinguent par plusieurs aspects importants des militants du GIA algérien ou des membres de l’OEI. Il n’en est pas moins vrai que l’Afghanistan a souvent servi de creuset et d’incubateur à leurs successeurs. Le Jordanien Abou Moussab Al-Zarkaoui, considéré comme le « père » de l’OEI, y a débarqué au moment où l’Armée rouge s’en retirait et y est demeuré jusqu’en 1993. Oussama Ben Laden, fondateur d’Al-Qaida, a été dépêché par les services secrets saoudiens à Peshawar, au Pakistan, afin d’appuyer la lutte des moudjahidins. L’Algérien Mokhtar Belmokhtar, dont le groupe, Al-Qaida au Maghreb islamique (AQMI), vient de revendiquer l’attaque contre l’hôtel Le Splendid à Ouagadougou, au Burkina Faso, est parti lui aussi pourchasser les alliés afghans de l’Union soviétique à la fin des années 1980 ; il est ensuite revenu en Algérie pendant la guerre civile et a combattu avec le GIA (les Algériens ayant le même parcours étaient appelés les « Afghans ») avant de rejoindre Al-Qaida. Ceux-là, et beaucoup d’autres, ont été accueillis favorablement par l’Occident tant qu’ils servaient ses desseins stratégiques. Puis ils se sont retournés contre lui. L’image que la presse européenne ou américaine donna de leurs motivations, de leur extrémisme religieux, de leur férocité changea alors du tout au tout…
1. Alliés stratégiques de l’Occident
Le 3 février 1980, quelques semaines après l’intervention militaire de l’Union soviétique en Afghanistan (1), M. Zbigniew Brzezinski, conseiller pour les affaires de sécurité du président américain James Carter, se rend au Pakistan. S’adressant aux moudjahidins réfugiés de l’autre côté de la frontière, il leur promet : « Cette terre, là-bas, est la vôtre. Vous y retournerez un jour parce que votre combat va triompher. Vous retrouverez alors vos maisons et vos mosquées. Votre cause est juste. Dieu est à vos côtés. »
Le discours médiatique français relatif à l’Afghanistan va alors favoriser l’objectif géopolitique américain.
Devoir d’ingérence
Il faut penser, il faut accepter de penser que, comme tous les résistants du monde entier, les Afghans ne peuvent vaincre que s’ils ont des armes, ils ne pourront vaincre des chars qu’avec des fusils-mitrailleurs, ils ne pourront vaincre les hélicoptères qu’avec des Sam-7, ils ne pourront vaincre l’armée soviétique que s’ils ont d’autres armes (…) que celles qu’ils parviennent à ravir à l’Armée rouge, bref, si l’Occident, là encore, accepte de les aider. (…) Je vois que nous sommes aujourd’hui dans une situation qui n’est pas très différente de celle de l’époque de la guerre d’Espagne. (…) En Espagne, il y avait un devoir d’intervention, un devoir d’ingérence. (…) Je crois qu’aujourd’hui les Afghans n’ont de chances de triompher que si nous acceptons de nous ingérer dans les affaires intérieures afghanes.
Bernard-Henri Lévy, journal télévisé de la nuit de TF1, 29 décembre 1981
Bernard-Henri Lévy appuiera avec la même ferveur l’intervention occidentale en Afghanistan consécutive aux attentats du 11 septembre 2001.
Comme au temps de la Résistance en France
Pour permettre aux Afghans de parler aux Afghans, comme, pendant l’occupation en France, les Français parlaient aux Français, le Comité droits de l’homme a décidé d’aider la résistance afghane à construire une radio sur son territoire : Radio-Kaboul libre. Il y a un an et demi, le 27 décembre 1979 (…), l’une des premières puissances du globe venait d’envahir un pays voisin, faible et sans défense. (…) Les vieux fusils sortent des coffres, les pistolets de dessous les bottes de paille. Mal armée, la résistance se lève.
Marek Halter, Le Monde, 30 juin 1981
Ici, Marek Halter renvoie à un vers connu du Chant des partisans, hymne de la Résistance française : « Sortez de la paille les fusils, la mitraille, les grenades. »
Le combat de toutes les victimes du totalitarisme
Le combat des Afghans est celui de toutes les victimes des totalitarismes communistes et fascistes.
Jean Daniel, Le Nouvel Observateur, 16 juin 1980
« Comme à Berlin, comme à Budapest, l’Armée rouge a tiré »
« Allah o Akbar” (“Dieu est le plus grand”), “Shuravi [les Russes] dehors” : musulmans et non communistes, les Kaboulis n’ont pas oublié. Le vendredi 22 février, ils entendaient manifester, drapeau vert de l’islam en tête, contre la présence de l’armée soviétique, jugée insupportable. Ce matin-là, comme jadis à Berlin-Est et à Budapest, l’Armée rouge a tiré. (…) Entre Marx et Allah, le dialogue apparaît impossible.
Jean-François Le Mounier, Le Point, 3 mars 1980
Se débarrasser de l’occupant soviétique, préserver une société d’hommes libres
Un regard d’une fierté inouïe qu’on aurait du mal à rencontrer ailleurs dans le monde et qui donne une exacte mesure de la farouche volonté des Afghans de se débarrasser de l’occupant soviétique, même si leurs moyens peuvent paraître dérisoires.
Patrick Poivre d’Arvor, journal d’Antenne 2, 8 juillet 1980
Ce qui meurt à Kaboul, sous la botte soviétique, c’est une société d’hommes nobles et libres.
Patrice de Plunkett, Le Figaro Magazine, 13 septembre 1980
Comme les Brigades internationales, les « Afghans » de l’Hexagone
Dans Le Monde du 19 décembre 1984, Danielle Tramard évoque quelques-uns des Français qui « travaillent avec les résistants afghans ». Nulle crainte à l’époque que ces combattants étrangers reviennent dans leur pays « radicalisés » par l’expérience de la guerre.
C’est cela, l’amitié franco-afghane : un ami qui aide son ami. (…) François a appris le persan, comme Isabelle. Cet été, la frontière franchie, il a marché à pied pendant six jours, de jour et de nuit, parfois dans la boue, à un rythme assez soutenu.
Claude Corse consacre à son tour un reportage du Figaro Magazine, le 19 décembre 1987, aux médecins, agronomes et ingénieurs français qui aident les Afghans. Avec une référence à la Résistance française.
Barbes, turbans et même l’œil farouche : ces Afghans typiques sont des Français. Parmi eux, un marin breton spécialiste des vents de Polynésie, qui s’est fait agronome montagnard par goût pour un peuple qui vit vent debout ! (…) Précieuse ressource vivrière, cet arbre de vie [un châtaigner] symbolise l’espérance d’un peuple d’irrédentistes uni contre l’envahisseur communiste, comme les bergers corses de la Castagniccia le furent jadis contre les armées d’occupation.