Des sociétés malades du progrès, article visionnaire de Marc Ferro, publié il y a 25 ans


Par Marc Ferro pour Le Monde Diplomatique

Plus encore qu’aux siècles précédents, le monde rétrécit, les échanges se multiplient, l’interpénétration des économies s’affirme. La mondialisation en cours entraîne d’autres changements : aux autorités traditionnelles — la famille, le prêtre, la loi, le gouvernement —, se sont ajoutés de nouveaux maîtres anonymes et incontrôlables. Ce sont eux qui modifient brutalement les prix, déclenchent les crises, font ou défont l’opinion, licencient en masse, imposent de modernes outils technologiques. Toujours au nom du progrès. N’y a-t-il pas supercherie ?

n cette fin de siècle, les médias ont unifié le monde. Les sociétés sont donc mieux à même d’observer les effets pervers des progrès techniques et scientifiques, dont l’écologie se nourrit. D’autant que les secousses de notre temps créent une conjoncture qui rend plus difficile la gestion sociale, au moins en Occident. Les partisans du progrès (la gauche) se trouvent même sur la défensive alors qu’ils étaient à l’offensive durant de longues décennies.

L’assertion selon laquelle nos sociétés sont malades, au-delà du lieu commun, comporte sa part de vérité. Elle peut même être prise au pied du texte : n’existe-t-il pas un lien entre l’état de santé des populations et leur devenir historique ? A côté du chômage, ces problèmes occupent le devant de la scène. Non seulement le prix de la santé ne cesse de croître, mais simultanément il n’est pas d’année où quelque drame ne se produise — Tchernobyl, le sida, la « vache folle », l’amiante, l’air pollué, le diesel, etc. Or ces catastrophes sont perçues, à tort ou à raison, comme des phénomènes nouveaux, aussi bien liés à l’action des hommes, au progrès technique, qu’aux réactions de la nature contre lesquelles on semble désarmé.

Face à ces calamités, les gouvernements sont au front. Tout comme en 1918, en France, on lisait sur les affiches : « Deux fléaux, le Boche et la tuberculose », aujourd’hui le chômage a pris la relève à côté du cancer et du sida. Les problèmes de la justice sociale mais aussi de la santé publique ont été au centre de la première campagne électorale de M. William Clinton, en 1992, et se placent au cœur des grandes préoccupations populaires, tant en Allemagne qu’en France, où l’avenir de l’Etat-providence et de la Sécurité sociale interfère avec les autres aspects de la crise.

Dans les pays développés, on a l’impression que le lieu et l’objet des grands conflits sociaux traditionnels se sont déplacés. Hier ils se situaient dans leur relation avec l’exploitation de l’homme par l’homme, et s’exprimaient avant tout par des mouvements de protestation collectifs. Dès la seconde moitié du XXe siècle, subrepticement, la maladie s’ajoute à la grève, comme forme de refus social (1). La maladie se manifeste tantôt comme une forme individuelle de résistance passive à l’injustice, aux cadences folles imposées par la compétitivité ; tantôt, au contraire, comme un effet de la désorganisation du travail que la situation actuelle sécrète. Parfois ces deux données se télescopent et se complètent. Dans tous les cas, la maladie est devenue un symptôme du malaise social, et les salariés se mobilisent désormais autant sur les problèmes du remboursement des soins que sur les salaires ou les horaires de travail.

Dans les pays du Sud se trouvent actuellement 85 % des victimes du sida et des épidémies renaissantes. Les zones les plus touchées se situent là où les guerres, les déboisements, les grands travaux, les migrations vers des agglomérations urbaines géantes ont modifié les cycles naturels et abouti à la raréfaction et à la pollution de la nature et des eaux. Comme la santé des nations, celle des individus est devenue un enjeu autour duquel se nouent conflits et contradictions. Naguère, à l’époque des Lumières, seul l’ordre médical entendait prendre en charge la santé des individus. En pays chrétien, après s’être appuyé sur le pouvoir politique pour arracher la souveraineté des soins à l’Eglise, l’ordre médical a cautionné un certain ordre moral et a vu son autorité s’accroître démesurément avec ses victoires sur l’infection. Il s’est alors associé à l’Etat dans sa fonction hygiéniste. Après la première guerre mondiale, ce sont les pouvoirs de l’Etat et des partis politiques qui se sont imposés, et, à l’heure des idéologies triomphantes, ces derniers ont décidé qui était sain de corps et qui était sain d’esprit, le nazisme se définissant lui-même comme « le parti de la biologie appliquée ».

En France, au Royaume-Uni, aux Etats-Unis, l’ordre médical a résisté à ce dessaisissement. Ces dernières décennies, le marché a étendu son emprise et investi la gestion de la santé. Le profit et la rentabilité sont devenus une des normes du fonctionnement des hôpitaux et plus encore d’autres services, comme l’affaire du sang contaminé, en France, en a fourni la preuve. Les patients sont devenus des « consommateurs ».

Suivant l’exemple américain, l’ordre juridique intervient aussi désormais dans les affaires médicales, aux côtés des patients, les poursuivant jusque dans leur lit pour qu’ils obtiennent quelque dédommagement de ceux qui seraient responsables de leur état. De sorte que, à son tour, la justice devient un agent de la santé publique — ce qu’elle avait déjà été à la fin du XIXe siècle, quand il fallait traiter du cas des « anormaux », irresponsables ou dangereux. Mais le recours au droit n’est-il pas également le signe d’une méfiance des citoyens envers tous les systèmes d’autorité, politique compris ?

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