Vous avez dit « Célibatisme » ?
Par FRANÇOIS MARHA le 7 janvier 2020 sur Comptoir.org
Votre cousin est obèse, vous avez mauvaise haleine, votre huitième Tinder de la semaine portait des moustaches, vous en portez vous-même et n’avez plus les faveurs de Madame votre mère ? Qu’attendez-vous pour construire ce néologisme bien senti qui hurlera à la face du monde la Grande Injustice qu’on vous fait ?
France Info, jamais avare d’une bêtise, republiait récemment une vidéo sur la sévère condition des célibataires de nos jours. Bête, mais très intéressante : outre qu’elle décline un catalogue assez respectable de « mots comptent triple » (« stigmatiser », « autrice », « célibatisme »…), gît au surplus en elle beaucoup de l’esprit du temps.
Par « sévère condition des célibataires », d’emblée n’entendons pas ce pauvre hère esseulé, par exemple, dans la Diagonale du vide. Laissons cela à Depardon. Le cas auquel pense très fort la présentatrice, n’hésitant pas pour illustrer à le jouer à l’écran, est le trentenaire métropolitain refusant, comme c’est son droit, de se caser. Et ce n’est pas de sa solitude qu’il est ici question, ni de ses amours décomposées, puisqu’en agent économique libre et conscient il a « choisi » son « lifestyle ». L’observateur aguerri aura deviné : c’est la « discrimination », odieuse, dont le célibataire est victime qui nous vaut cette vidéo. Discrimination de deux ordres, apprend-on : social et économique.
Social : sur le mode pénible, mais semble-t-il obligatoire du youtubing, nous est d’abord jouée la scène de la trentenaire « au bureau » grimaçant sous les remarques piquantes de ses collègues. Puis un docte savant explique que le célibat n’est pas « encore » la norme en France. Enfin une autrice surgit et fait jaillir un concept, le « singlism », traduit par « célibatisme ». Les honnêtes internautes sont bien tentés d’appeler les pompiers ; quitte à faire le malin en créant des néologismes, autant le faire proprement et s’informer du sens des suffixes (« -isme », qu’on se le dise, n’a jamais signifié « haine de » – à ce compte, l’humanisme et l’altruisme seraient de bien méchantes choses). Passons sur la construction du mot, dont on devine plus ou moins les principes un peu niais. Notons seulement comme il participe de cette production en batterie de signifiants visqueux, elle-même hautement symptomatique.
« Aujourd’hui encore, en 2019, la société a du mal à valoriser le célibat ». Attendu ici que ladite « société » est emplâtrée à jamais dans un « patriarcat hétéro-normé », de sinistre renom. Les bons statisticiens ne travaillant qu’à partir de données vérifiables (mariages contractés, baux signés, etc.), il est difficile de mettre cette norme en chiffres ; il semble pourtant qu’elle s’érode dans les grandes villes, si l’on s’en tient au nombre de divorces, et qu’elle soit plus ou moins contraignante selon les milieux. Contraignante, peut-être, et même sans doute, mais il y a loin avant de pouvoir conclure à l’oppression systémique ; on ne sache pas que le « système » censure les applications de rencontres éphémères, ni n’encense par sa publicité, sa presse, ses émissions, sa musique, son cinéma, ses séries… la famille de neuf enfants ne soupant que la prière dite. Confère plutôt Nasr Eddin Hodja, son fils, son âne, cheminant au marché : pour les uns il était ignoble que le fils chevauchât l’âne, pour d’autres que ce fût le père, pour d’autres encore que ce fût quiconque, ou même personne. Les braves gens, l’autre l’a dit, n’aiment pas que l’on suive une autre route qu’eux – et c’est ni plus ni moins de quoi il retourne. Se fendre dès lors d’un néologisme pompeux et brandir les mots endimanchés de la Lutte semble bien superflu.
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