La loi de l’offre et de la demande sert surtout à justifier les inégalités


Propos de David Cayla recueillis par Vincent Ortiz pour Le Vent se Lève

Respecter la “loi de l’offre et de la demande”, “faire triompher la concurrence libre et non faussée”, “favoriser l’innovation”… Ces expressions sont désormais familières à tout un chacun, tant elles sont ressassées en boucle par des légions d’économistes et d’éditorialistes sur les chaînes de télévision. Elles sont constitutives de la vision du monde qui domine la sphère politico-médiatique : le néolibéralisme. Dans son nouveau livre, L’économie du réel face aux modèles trompeurs, David Cayla – Maître de conférences à l’Université d’Angers – s’attache à l’analyse et la déconstruction de ces concepts qui sont présentés comme des évidences incontestables. Il expose les fondements économiques, mais aussi anthropologiques et philosophiques du néolibéralisme, et la manière dont cette déclinaison du libéralisme s’est imposée comme la pensée dominante… jusqu’à exclure, comme non-scientifiques, toutes les conceptions divergentes de l’économie.


LVSL – Votre livre est consacré à la réfutation de la prétendue « loi de l’offre et de la demande ». Pouvez-vous rappeler à nos lecteurs en quoi consiste cette loi ?

David Cayla – Il faut d’abord rappeler que lorsqu’on évoque « la loi de l’offre et de la demande », personne ne sait exactement de quoi on parle. C’est le vrai problème de cette « loi » : on l’emploie sans arrêt, pour dire des choses qui sont souvent contradictoires. En fait, il n’y a pas « une » loi de l’offre et de la demande mais trois.

  • Il y a la loi de la demande : lorsque les prix augmentent, la demande diminue, et inversement.

  • Il y a la loi de l’offre, qui postule l’inverse : quand les prix augmentent, l’offre augmente, et inversement.

  • Il y a enfin la « loi de l’offre et de la demande » qui exprime la manière dont les prix varient. Selon cette troisième loi, lorsque l’offre est supérieure à la demande, les prix doivent baisser, et inversement les prix augmentent lorsque la demande est supérieure à l’offre.

On a donc deux lois qui décrivent les changements des quantités offertes et demandées, et une loi qui décrit la variation des prix. Le problème, c’est qu’en fonction des circonstances, on peut utiliser une loi ou l’autre. Imaginons que le prix des oranges augmente alors que la demande baisse ; les néoclassiques diront que la demande baisse parce que le prix des oranges augmente et estimeront que la loi de la demande est respectée. Mais si le prix des oranges avait baissé, et que la demande des oranges avait également baissé, alors les mêmes économistes auraient pu dire que le prix baisse parce que la demande a baissé. Autrement dit, quelles que soient les évolutions des prix et des quantités, ils ont toujours raison. La « loi de l’offre et de la demande » ne peut pas être invalidée par fait. C’est une loi qui, finalement, ne dit absolument rien. Cette loi ne parvient ni à décrire le réel, ni à prévoir ce qui arrivera. Je me suis amusé dans le livre à tenter de prédire la variation des prix des fruits et légumes d’après la « loi de l’offre et de la demande ». Bilan : c’est strictement impossible.

LVSL – En quoi est-ce important ? En quoi la croyance en cette loi est liée à la mise en place des politiques néolibérales ?

Pourquoi cette loi est-elle importante ? Il faut bien comprendre que derrière les prix, il y a les revenus. Le coeur des problèmes que l’on connaît actuellement, c’est celui du pouvoir d’achat et des inégalités considérables que l’on observe entre les professions. Entre l’intérimaire et le footballeur du PSG, il y a des rapports salariaux de 1 à 2000. Comment justifie-t-on ces écarts effarants de revenus ? Avec la loi du marché. Telle profession, tel footballeur est très demandé ; tel autre l’est moins. « Ceux qui ont réussi et ceux qui ne sont rien » pour emprunter une formule de notre président.

Les bas salaires sont le produit d’un marché du travail qui organise la concurrence et hiérarchise la valeur des uns et des autresDe même, la faillite d’un petit entrepreneur sera justifiée par son incapacité à vendre ses produits au « bon » prix. La « loi de l’offre et de la demande » permet de fixer un prix, que l’on désigne comme le prix « normal », le prix du marché. Cette normalité qui émane d’un marché impersonnel et immanent sert surtout à justifier les écarts de revenus entre les personnes. Car tous les prix sont à la fois des coûts et des revenus. Il en va de même pour le salaire qui n’est que le prix du travail. Dans cette représentation, nous sommes tous acheteurs et vendeurs. Aussi, la « loi de l’offre et de la demande » ne sert pas tant à expliquer quoi que ce soit, qu’à justifier les équilibres du système économique. C’est le marché et non l’État qui décide de la distribution des revenus. Pour les néolibéraux, laisser au marché le soin de déterminer la hiérarchie économique et sociale c’est rassurant. Pour beaucoup de gens, c’est effrayant.

LVSL – La “concurrence” est un concept largement mobilisé dans le discours économique et la théorie économique qui dominent. Vous jugez pourtant que c’est un concept flou, mal défini, et en dernière instance contradictoire. Pouvez-vous rappeler les principales apories auxquelles se heurtent ce concept ?

David Cayla – Les économistes utilisent depuis longtemps le concept de « concurrence » dans des acceptions parfois très différentes voire contradictoires.

Il y a d’abord la concurrence vue comme une structure du marché. Dans cette conception, on considère la concurrence comme parfaite lorsque les offreurs et demandeurs n’ont aucun pouvoir sur les prix. Les produits sont homogènes, l’information est parfaite, les modes de production sont les mêmes, les offreurs et les demandeurs sont très nombreux et n’ont aucune influence sur le marché. Dans le même temps, le discours dominant fait de la concurrence le moteur de l’économie – c’est une grande idée de Schumpeter –, dans la mesure où la concurrence favorise l’innovation, le dynamisme des entreprises, etc… Mais s’il y a de l’innovation, cela veut dire que les entreprises vendent des produits différents ; cela veut dire qu’elles ont des brevets ; or le brevet implique un monopole sur l’usage du produit. Le dynamisme de l’économie est donc lié à un pouvoir de marché, et donc à un certain pouvoir de monopole de la part des producteurs, qui décident donc de leurs prix. On voit bien qu’Apple décide de ses prix, et c’est en cela qu’elle est innovante. Cette seconde conception de la concurrence considère que la concurrence émane non de la structure du marché mais des comportements des entreprises et des entrepreneurs.

Or, ces conceptions de la concurrence sont donc contradictoires. La première théorie postule que la concurrence est parfaite lorsque les producteurs n’ont aucun pouvoir sur le marché ; l’autre que la concurrence émane des producteurs… ce qui implique un certain pouvoir de monopole et un certain contrôle du marché par les entreprises. Des économistes distingués comme Jean Tirole mélangent allègrement ces deux acceptions de la concurrence : pour eux, la concurrence favorise à la fois la baisse des prix, qui seraient fixés par le marché, et l’innovation… qui implique un pouvoir de marché, et donc un pouvoir de décider au moins en partie des prix. Autrement dit, on ne peut affirmer à la fois que la concurrence favorise l’innovation et fait baisser les prix. Si on veut être cohérent, c’est soit l’un, soit l’autre.

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