Le 8 mai 1945, l’Allemagne, effondrée sous les bombes, capitule sans condition; son chef s’est suicidé, ses dirigeants sont envoyés à Nuremberg pour être jugés et pendus. Pratiquement le même scenario se produit quelques mois plus tard avec le Japon impérial.
De ces succès, l’Occident en a tiré la leçon qu’il pouvait écraser totalement ses adversaires, oubliant au passage le rôle de l’URSS dans ces victoires. Non seulement pouvait mais devait : il ne fallait surtout pas, face à de nouveaux Hitler, faire l’erreur de la politique d’apaisement qui avait mené aux accord de Munich en 1938 et abandonné la partie germanophone de la Tchécoslovaquie (la région des Sudètes) à l’Allemagne.
L’ivresse de ces succès a eu des conséquences immédiates après la capitulation japonaise. Lorsque Ho Chi Minh, qui avait combattu l’occupation japonaise, proclama l’indépendance du Vietnam en 1945, les Français ont rapidement conclu qu’aucune négociation n’était possible et ont envoyé leur armée reconquérir leur ancienne colonie. Ils ont combattu, bombardé et ont fini par s’enfermer dans une place forte « imprenable » dont le nom restera dans l’histoire : Dien Bien Phu. S’ensuivirent les accords de Genève en 1954 qui prévoyaient des élections dans un Vietnam unifié. Pensant, sans doute avec raison, que le dirigeant de la lutte de libération nationale, le communiste Ho Chi Minh, remporterait ces élections, les Américains ont installé un régime à leur botte au Sud Vietnam, entérinant ainsi la partition du pays. À nouveau, pas question de faire des concessions à l’ennemi. On alla d’escalade en escalade et, quand le président américain Johnson envoya en 1965 un contingent militaire massif en Indochine, il invoqua bien le « précédent » de Munich pour prouver qu’une politique d’apaisement ne mènerait à rien.
Dix ans et quelques millions de morts plus tard, les Américains devaient fuir en panique le Sud Vietnam, avec leurs malheureux collaborateurs.
Lorsque Nasser nationalisa en 1956 le canal de Suez, la presse britannique le qualifia d’Hitler sur le Nil. Néanmoins, malgré l’intervention israélo-franco-britannique visant à se réapproprier ce canal, celui-ci est toujours égyptien. Lorsque les « enfants de la Toussaint » déclenchèrent l’insurrection algérienne en 1954, la France n’y vit au départ qu’une simple question de police devant préserver l’intégrité du territoire national, dont trois départements (l’Algérie actuelle) risquaient de faire sécession. Il n’était pas question de négocier avec les « rebelles ». Huit ans et quelques centaines de milliers de morts plus tard, la France signait avec ces rebelles les accords d’Evian donnant lieu à l’indépendance de l’Algérie.
Après le 11 septembre 2001, pas question de négocier avec les talibans à propos de Ben Laden : livrez-le nous sans condition ou on vous envahit. L’invasion eut lieu pour aboutir 20 ans et 2000 milliards de dollars plus tard par ce qui fut sans doute la défaite la plus humiliante des États-Unis.
Pas question non plus de fournir de réelles preuves de la présence d’armes de destruction massives en Irak ni d’ailleurs d’écouter ce que ce pays pouvait dire. Là, l’invasion fut, dans l’immédiat, un succès mais a entraîné une explosion du terrorisme et une hostilité profonde envers les États-Unis dans la région. De même la guerre en Libye a été un succès à court terme mais a entraîné une déstabilisation de la région, dont l’influence de la France en Afrique commence à en payer le prix.
La volonté de renverser le gouvernement syrien au moyen de djihadistes (de la même famille idéologique que ceux utilisés contre les Soviétiques en Afghanistan dans le passé, puis combattus en Afghanistan et en Irak et réutilisés en Libye) a échoué même si on est arrivé à infliger d’immenses souffrances au peuple syrien. Néanmoins, celui-ci sera sans doute longtemps reconnaissant à la Russie (et à l’Iran) de l’avoir sauvé du désastre.
Bref, où que l’on se tourne, le mythe de l’invincibilité de l’Occident et de sa capacité à anéantir une fois pour toutes ses ennemis (aussi connus sous le nom du Mal) crée un désastre après l’autre, même du point de vue occidental.
Lors de la crise des missiles à Cuba en 1962, heureusement que les « Munichois » et les partisans de l’apaisement (Robert Kennedy, le frère de John, Robert McNamara, Adlai Stevenson), qui étaient d’ailleurs dénoncés comme tels à l’époque, ont prévalu, sinon nous ne serions sans doute pas là pour en discuter.
Avant d’en venir à la situation actuelle en Ukraine, il faut voir que l’effondrement de l’URSS en 1991 a été vu comme un nouveau 8 mai 1945 par les Occidentaux mais pas du tout par les Russes. Pour les Occidentaux, c’était leur victoire contre l’autre totalitarisme, le communisme, après leur victoire sur le nazisme. Mais les Soviétiques, en particulier les Russes, pensaient avoir changé leur système socio-économique pour des raisons internes et non à cause d’une défaite infligée de l’extérieur.
Cette transformation a été loin d’apporter des lendemains qui chantent au peuple russe : la décennie des années 1990 est presqu’universellement vue comme catastrophique par les Russes en ce qui concerne leur situation économique. En Occident, cette décennie est au contraire vue comme le triomphe de la démocratie et de l’économie de marché, avec l’ivrogne Eltsine aux commandes, prêt à tout accepter de la part des États-Unis qui bien sûr, le soutenaient financièrement et politiquement.
Lorsque Poutine est arrivé aux affaires et a redressé le pays, l’inverse de ce qui se passait avec Eltsine s’est produit : il est devenu très populaire en Russie et a été vu comme un autocrate et un tyran nostalgique de l’URSS en Occident.
Contrairement à l’image qu’on donne de lui, Poutine a fait de nombreux efforts pour trouver une entente avec l’Occident, mais à condition qu’on tienne compte des préoccupations sécuritaires de la Russie et qu’on ne la traite pas en état vaincu; or c’est exactement ce traitement que voulaient lui infliger les États-Unis avec l’extension de l’OTAN.
Et pour ce qui est de l’Ukraine, après le coup d’état de 2014, qui a mené au renversement du président élu Viktor Ianoukovytch, la partie orientale de l’Ukraine, ainsi que la Crimée ont refusé le résultat du coup d’état et ont soit rejoint la Russie (pour la Crimée) soit sont entrées en rébellion face au pouvoir kiévien. La solution la plus naturelle et qui a été appliquée dans quantités de situations où des mouvements régionaux réclament une plus grande autonomie (Catalogne, Flandre, Ecosse etc.) était de négocier un accord avec les régions de l’est de l’Ukraine. Rappelons que les habitants de ces régions n’ont jamais été consultés sur leur appartenance à l’Ukraine. Il s’agissait de populations russes qui ont été incorporées dans l’Ukraine lors de la création de l’URSS en 1922, sans doute pour renforcer l’Ukraine et affaiblir le pouvoir « grand russe » que les bolcheviques n’aimaient pas. Pour la Crimée, c’est encore pire puisqu’elle été « donnée » à l’Ukraine en 1954 alors qu’elle avait été russe depuis la fin du 18è siècle. Jusqu’à la fin de l’URSS en 1991, les populations en question pouvaient difficilement protester et, l’état soviétique étant relativement centralisé, ces appartenances aux républiques non russes n’avaient pas trop d’importance.
Mais à partir du moment où l’Ukraine est devenue indépendante et plus encore à partir du coup de 2014, dont l’idéologie était de façon évidente fortement anti-russe, les régions de l’est de l’Ukraine ont cherché à obtenir plus d’autonomie. Dire, comme le veut la doxa dominante, que c’est simplement le résultat de manipulations russes n’est pas très crédible : d’une part, ces régions ont massivement voté pour des candidats « pro-russes » (même si ceux ci ont fait une politique opposée une fois élus) depuis l’indépendance, elles ont longtemps demandé à la Russie d’être reconnus par elle, ce que la Russie a refusé pendant 8 ans et elles ont pris les armes contre le régime en place à Kiev, ce qu’on ne fait pas sous simple pression étrangère.
Pendant toute la période allant du coup de 2014 à l’intervention russe en février 2022, la crise aurait pu être résolue en acceptant des négociations entre Kiev et les dirigeants autonomistes. Mais le mythe du 8 mai 1945 a prévalu : pas de concessions aux pro-russes, ce qui équivaudrait à un nouveau Munich. On a bien signé les accords de Minsk qui prévoyaient de telles négociations, mais sans jamais avoir eu l’intention de les appliquer.
De même, lorsque la Russie a proposé fin 2021 un plan global de sécurité entre elle et l’Otan, on lui a évidemment opposé une fin de non recevoir. Pas de concessions ! Dès qu’a commencé l’intervention militaire russe en Ukraine, l’intégrité territoriale dans les frontières (arbitraires) de 1991 est devenue sacro-sainte pour l’Occident. Mais rien de tel n’a été invoqué lors des guerres de démantèlement de la Yougoslavie; là le droit à la sécession ou à l’auto-détermination des Slovènes, Croates, Musulmans de Bosnie et Kosovars était lui sacro-saint. Dans de dernier cas, ce droit a même « justifié » 78 jours de bombardements de ce qu’il restait de la Yougoslavie, c’est-à-dire la Serbie et le Monténégro. Lors des « négociations » de Rambouillet qui ont précédé la guerre, on a exigé de la Serbie qu’elle permette à l’Otan de bivouaquer sur l’ensemble du territoire yougoslave, c’est-à-dire des conditions imposées à un pays vaincu. A nouveau, vous capitulez ou on bombarde.
Aujourd’hui, alors que de nombreuses voix dans le monde, allant du pape à Lula et au chef d’état major des États-Unis Mike Milley pensent que seule une négociation peut mettre fin à la guerre (négociation qui forcément devra prendre en compte les aspirations des populations de l’est de l’Ukraine), la position officielle de l’OTAN et par là de l’Ukraine, est que celle-ci doit reprendre tout le territoire de l’Ukraine de 1991, y compris la Crimée. On rêve à nouveau d’un 8 mai 1945, avec si possible un changement de régime à Moscou.
Mais, même si le résultat final sur le terrain militaire est incertain, l’intervention russe a provoqué un bouleversement de l’ordre du monde : d’une part la majorité de l’humanité n’applique pas les sanctions américaines contre la Russie et continue à collaborer avec elle, mais la Russie résiste beaucoup mieux aux sanctions que prévu et, en fin de compte, c’est sans doute l’Europe qui souffrira le plus de ces sanctions. Contrairement à ce qu’on avait pensé en 1991, la Russie n’a pas accepté un nouveau 8 mai 1945 et n’a pas accepté un statut de vaincue, ce en quoi elle avait entièrement raison, puisqu’elle ne l’était pas.
Ce qui est absurde dans la politique occidentale c’est, qu’à la fin des années 1980, l’opinion des élites en Russie et même en Chine était extrêmement favorable à l’Occident, en partie en réaction au communisme. Il aurait suffi d’un peu de modération et de bonne volonté de notre part pour faire de ces pays des alliés stables. Mais l’ubris des Occidentaux, leur volonté de ne jamais faire de concessions et leur confiance aveugle dans leur supériorité morale et militaire a transformé ces alliés potentiels en farouches ennemis, qui mènent aujourd’hui une sorte de révolte mondiale contre notre domination.
Le ministre des affaires étrangères de l’Union Européenne, Josep Borrell a récemment comparé l’Europe à un jardin et le reste du monde à une jungle, en précisant que les jardiniers devaient intervenir dans le jungle. Cela dure en fait depuis des siècles et le tournant auquel on assiste marque peut-être le début de la fin de cette ère. Alors les jardiniers devront cesser d’imaginer qu’ils dominent le monde, qu’ils peuvent imposer une capitulation totale à leurs adversaires et devront apprendre à se débrouiller sans se fournir en matières premières, en travail bon marché et même en matière grise, dans la jungle.
Jean Bricmont
Pathétique…
Contre l’impérialisme américain mais pour l’impérialisme russe. On dirait que vous êtes assez attirés par le communisme cher Bricmont.
Les peuples persécutés par les russes/communistes vous salues ! En espérant que cette idéologie cancérigène disparaissent de la surface de cette terre.