Après un article rédigé par Michael C. Behrent sur sa pensée, le magazine américain Dissent publie un grand entretien du philosophe Jean-Claude Michéa. Celui-ci a été accordé en janvier 2019, alors que les gilets jaunes fêtaient leurs deux mois. Le gouvernement commençait à discréditer le mouvement et à le couper de ses bases populaires en pointant notamment la présence des « Black blocs » et de groupuscules d’extrême droite lors des rassemblements parisiens. Alors que Michael Behrent a décidé, avec l’accord de Michéa, de laisser de côté quelques passages risquant d’être incompréhensibles pour des lecteurs américains, notre site propose la traduction intégrale de l’entretien. Dans la 1ère partie, le penseur est revenu sur la critique du libéralisme et sur sa défense des Gilets jaunes. Dans cette 2ème partie, il développe sa critique de la gauche libérale.
Dissent : La xénophobie et l’intolérance sont en train de monter. Combattre le racisme, dans ce contexte, semble plus nécessaire que jamais. Je pense, par exemple, à cette critique du “privilège blanc” qui est très répandue chez les Américains progressistes. Pour vous, au contraire, l’antiracisme et les luttes sociétales symbolisent tout ce qui est faux dans le libéralisme culturel. Cette façon de voir ne risque-t-elle pas de délégitimer ces combats à un moment où ils semblent particulièrement nécessaires ?
Jean-Claude Michéa : C’est effectivement sur cette question du racisme et de la défense des “minorités” (sexuelles ou autres) que le nuage d’encre répandu depuis des décennies par l’intelligentsia de gauche est devenu aujourd’hui le plus difficile à dissiper. Car il ne s’agit évidemment pas de “délégitimer” le moindre de ces combats dits “citoyens” (ne serait-ce que par fidélité à Marx qui, dans le Capital, rappelait déjà que « le travail sous peau blanche ne peut s’émanciper là où le travail sous peau noire reste stigmatisé et flétri »). Ce qui fait problème, en revanche, c’est la façon incroyable dont la nouvelle intelligentsia de gauche – sur fond, tout au long des années 1980, de néolibéralisme triomphant, de “guerre des étoiles” et de déclin irréversible de l’empire soviétique – s’est aussitôt empressée d’instrumentaliser ces combats (on se souvient par exemple du rôle décisif joué sur ce plan par Bernard-Henri Levy, Michel Foucault et les “nouveaux philosophes”) dans le but alors clairement affiché de rendre définitivement impossible tout retour de la critique socialiste du nouvel ordre libéral, critique à présent assimilée au “goulag” et au “totalitarisme” (et le fait que l’actuelle génération d’intellectuels de gauche ait été élevée dans l’idée que Marx était un auteur “dépassé” − combien ont réellement lu le Capital ? − n’a certainement pas arrangé les choses !). Le cas de la France me paraît d’ailleurs ici, une fois de plus, emblématique.
Plus personne n’ignore, en effet, que c’est bien François Mitterrand lui-même (avec la complicité, entre autres, de l’économiste libéral Jacques Attali et de son homme à tout faire de l’époque Jean-Louis Bianco) qui, en 1984, a délibérément organisé depuis l’Elysée (quelques mois seulement, par conséquent, après le fameux “tournant libéral” de 1983) le lancement et le financement de SOS-Racisme, un mouvement “citoyen” officiellement “spontané” (et d’ailleurs aussitôt présenté et encensé comme tel dans le monde du showbiz et des grands médias) mais dont la mission première était en réalité de détourner les fractions de la jeunesse étudiante et lycéenne que ce ralliement au capitalisme auraient pu déstabiliser vers un combat de substitution suffisamment plausible et honorable à leurs yeux. Combat de substitution “antiraciste”, “antifasciste” et (l’adjectif se généralise à l’époque) “citoyen”, qui présentait de surcroît l’avantage non négligeable, pour Mitterrand et son entourage, d’acclimater en douceur cette jeunesse au nouvel imaginaire No Border et No limit du capitalisme néolibéral (et c’est, bien entendu, en référence à ce type de mouvement “citoyen” que Guy Debord ironisait, dans l’une de ses dernières lettres, sur ces « actuels moutons de l’intelligentsia qui ne connaissent plus que trois crimes inadmissibles, à l’exclusion de tout le reste: racisme, anti-modernisme, homophobie »).
Or cette instrumentation cynique des différents combats dits “sociétaux” s’est révélée, à l’usage, doublement catastrophique pour la gauche. Sur le plan intellectuel, d’abord, parce qu’il est évident qu’une lutte pour “l’égalité des droits et la fin de toutes les discriminations” finira toujours par se voir récupérée et détournée de sons sens par la classe dominante dès lors que tout est fait, en parallèle (et comme c’est justement le cas de la plupart des associations “citoyennes”), pour la dissocier radicalement de toute forme d’analyse critique de la dynamique du capital moderne (et notamment de celle de Marx – aujourd’hui plus éclairante que jamais – sur les effets psychologiques, politiques et culturels du règne de la marchandise, cette « grande égalisatrice cynique »). Un peu, en somme, comme si on appelait à combattre le désastre écologique actuel – à l’image de cette jeune Greta Thunberg devenue, en quelques mois, la nouvelle idole des médias libéraux – tout en se gardant de dire un seul mot de cette dynamique d’illimitation qui définit de façon structurelle le mode de production capitaliste !
« À la différence des classes supérieures, pourtant si promptes à mettre en avant la mobilité transnationale et la tolérance aux autres, les classes populaires sont dans les faits beaucoup plus métissées et mélangées que tous les autres groupes sociaux. »
Et sur le plan pratique, ensuite, parce que les classes populaires n’ont évidemment pas mis longtemps à comprendre − dans la mesure où elles voyaient parfaitement que c’est, pour l’essentiel, la bourgeoisie de gauche (et notamment ses universitaires, ses journalistes et ses artistes) qui avait pris, dès le début, le contrôle de la plupart de ces nouvelles luttes “sociétales” − que les progrès réels que ces dernières allaient rendre enfin possibles (sous réserve, là encore, qu’on ne confonde pas l’émancipation effective d’une “minorité” avec la seule intégration de ses membres les plus ambitieux dans la classe dominante !) se feraient presque toujours sur leur dos et à leur frais.
Sous ce rapport, rien n’illustre mieux cette dialectique de l’émancipation régressive que l’élection de la nouvelle Assemblée nationale française de juin 2017. À l’époque, l’ensemble des médias avaient en effet salué avec enthousiasme le fait que jamais dans l’histoire de la République française, un parlement élu n’avait compté autant de femmes (près de 40 %) ni de députés issus des “minorités visibles”. Qu’il s’agisse là d’un progrès considérable sur le plan humain, je ne songe évidemment pas à le nier un seul instant. Le problème, c’est qu’il faut également remonter à l’année 1871 (autrement dit à cette assemblée versaillaise qui avait ordonné le massacre de la Commune de Paris – cette « Saint-Barthélemy des prolétaires » disait Paul Lafargue – sous la direction éclairée d’Adolphe Thiers et de Jules Favre, alors les deux chefs incontestés de la gauche libérale) pour retrouver une assemblée législative présentant un tel degré de consanguinité sociale (les classes populaires, pourtant largement majoritaires dans le pays, n’y sont plus “représentées”, en effet, que par moins de 3% des élus ; et, pour la première fois depuis 1848, on n’y trouve même plus un seul véritable ouvrier !).
Ce n’est donc pas tant parce qu’ils seraient “par nature” sexistes, racistes et homophobes que “ceux d’en bas” accueillent généralement avec autant de réticence les combats dits “sociétaux” (une récente étude sociologique sur Les classes sociales en Europe, parue en 2017 aux éditions Agone − montrait même qu’« à la différence des classes supérieures, pourtant si promptes à mettre en avant la mobilité transnationale et la tolérance aux autres, les classes populaires sont dans les faits beaucoup plus métissées et mélangées que tous les autres groupes sociaux« ). C’est bien plutôt parce qu’elles font chaque jour la triste expérience concrète de cette “unité dialectique” du libéralisme culturel et du libéralisme économique sur laquelle la gauche académique en est encore à s’interroger doctement. C’est, du reste, une des raisons pour lesquelles j’en suis venu à accorder, dans mes derniers livres, une importance pédagogique majeure à Pride, ce petit chef d’œuvre du cinéma politique britannique réalisé, en 2014, par Matthew Warchus.
Pride montre en effet de façon exemplaire que si le soutien apporté aux mineurs gallois du petit village d’Onllwyn, au cours de l’été 1984, par de jeunes militants socialistes du groupe londonien Lesbians and Gays Support the Miners a pu finalement réussir à modifier de façon aussi efficace le regard de ces mineurs sur l’homosexualité, c’est bien d’abord parce qu’à la différence des militants LGBT traditionnels (lesquels sont, du reste, presque toujours issus de la nouvelle bourgeoisie de gauche des grandes métropoles), l’idée ne leur était jamais venue un seul instant de considérer ces syndicalistes gallois comme autant d’esprits “arriérés” qu’il convenait d’évangéliser sur le champ à coup de sermons moralisateurs. Ils les voyaient avant tout, au contraire, comme de véritables camarades de combat, engagés en première ligne contre le sinistre gouvernement de “Maggie la sorcière” (une démarche assez semblable, en somme, à celle qui avait conduit Orwell en 1936 − face à la menace franquiste − à prendre tout naturellement sa place aux côtés des républicains espagnols).
De ce point de vue, la leçon politique de Pride dépasse donc le cadre de la seule lutte contre l’homophobie. Et on pourrait en résumer le principe de la façon suivante. Vous voulez vraiment faire reculer le racisme, l’homophobie, le sexisme et l’intolérance ? Alors remettez d’abord en question tousvos préjugés de classe envers les milieux populaires – à commencer par ceux qui vous portent spontanément à n’y voir qu’un « panier de déplorables » (ou « des gars qui fument des clopes et roulent en diesel », si on préfère la version plus soft de Benjamin Griveaux − porte-parole du gouvernement d’Emmanuel Macron et ancien bras droit du “socialiste” Dominique Strauss-Kahn). Vous pourrez alors découvrir par vous-mêmes à quel point “ceux d’en bas” − quelles que soient, par ailleurs, leur orientation sexuelle ou leur couleur de peau – peuvent se révéler très vite au moinsaussi capables d’humanité, de tolérance et d’intelligence critique – dès lors qu’on accepte enfin de les traiter en égaux et non plus en enfants agités à qui on doit faire sans cesse faire la leçon − que ceux qui se perçoivent en permanence comme the best and the brightest. Reste, bien sûr, à savoir si la bourgeoisie de gauche a encore les moyens moraux et intellectuels, en 2019, d’une telle remise en question. Rien, hélas, n’est moins certain.
Vous critiquez – ou du moins vous pointez les limites – de l’idée de “neutralité axiologique” et de la place qu’elle occupe dans la pensée politique contemporaine. Mais une sorte de variante de cette idée ne s’avère-t-elle pas nécessaire pour une société bonne – et particulièrement pour une société tolérante et ouverte à la différence ?
Le problème c’est qu’il me paraît très difficile de mobiliser ce concept de “neutralité axiologique” sans avoir à réintroduire aussitôt l’ensemble des présupposés du libéralisme politique, économique et culturel ! Derrière toutes les constructions de la philosophie libérale, en effet, on trouve toujours l’idée (née de l’expérience traumatisante des terribles guerres civiles de religion du XVIe siècle) que les hommes étant par nature incapables de s’entendre sur la moindre définition commune de la “vie bonne” ou du “salut de l’âme” (le relativisme moral et culturel est logiquement inhérent à tout libéralisme), seule une privatisation intégrale de toutes ces valeurs morales, philosophiques et religieuses qui sont censées nous diviser irrémédiablement – ce qui implique, entre autres, l’édification parallèle d’un nouveau type d’État, minimal et “axiologiquement neutre” − pourra réellement garantir à chacun le droit de choisir la manière de vivre qui lui convient le mieux, dans un cadre politiquement pacifié. Sur le papier, un tel programme est incontestablement séduisant (surtout si l’on admet, avec Marx, que « le libre développement de chacun est la condition du libre développement de tous »). L’ennui, c’est que c’est précisément cet impératif de “neutralité axiologique” (ou, si l’on préfère, cette idéologie de la “fin des idéologies”) qui contraint en permanence le libéralisme politique et culturel (les deux sont forcément liés puisque si chacun a le droit de vivre comme il l’entend, il s’ensuit qu’aucune manière de vivre ne peut être tenue pour supérieure à une autre) à devoir prendre appui, tôt ou tard, sur la “main invisible” du Marché pour assurer ce minimum de langage commun et de “lien social” sans lesquels aucune société ne serait viable ni ne pourrait se reproduire durablement.
C’est ce que Voltaire avait, pour sa part, parfaitement compris lorsqu’il écrivait en 1760 − en bon libéral opposé à la fois aux principes inégalitaires de l’Ancien régime et au populisme républicain de Rousseau − que « quand il s’agit d’argent, tout le monde est de la même religion ». Et de fait, si le seul moyen de neutraliser la dynamique des guerres de religion et de pacifier la vie commune, c’est de rejeter définitivement hors de la sphère publique et de la vie commune toutes les valeurs susceptibles de nous diviser sur le plan religieux, moral ou philosophique, alors on ne voit pas comment une telle société pourrait trouver son point d’équilibre quotidien ultime ailleurs que dans cette “religion de l’économie” et cette mystique de l’“intérêt bien compris” qui définissent, depuis l’origine, l’imaginaire du mode de production capitaliste.
« La liberté sans le socialisme, n’est pas la liberté. » Charles Rappoport
On comprend du coup beaucoup mieux pour quelle raison les premiers socialistes − il suffit ici de relire Pierre Leroux, Proudhon, Marx ou Bakounine – accordaient une place aussi importante à la critique de cette « idéologie de la pure liberté qui égalise tout » (Guy Debord) dont ils avaient très vite compris – et Dieu sait si les faits ultérieurs leur ont donné raison ! – qu’elle conduirait inéluctablement une société libérale à devoir noyer l’ensemble des valeurs humaines dans « les eaux glacées du calcul égoïste » et à « désagréger l’humanité en monades, dont chacune a un principe de vie particulier et une fin particulière » (Engels). C’est du reste pourquoi il n’y a strictement aucun sens, selon moi, à se réclamer encore du “socialisme” (ou du “communisme”) là où les concepts fondamentaux de “vie commune”, de “communauté” et de “commun” ne conservent pas un minimum de sens et de légitimité philosophique. La seule question politique importante étant, dès lors, de s’accorder démocratiquement sur ce qui, dans une société socialiste décente, devrait nécessairement relever de la vie commune (fondant ainsi le droit de la collectivité à intervenir en tant que telle sur un certain nombre de questions précises) et sur ce qui, au contraire, ne saurait relever que de la seule vie privée des individus, sauf à sombrer dans un régime totalitaire. C’est d’ailleurs sur cette question cruciale (mais qui n’a de sens que si l’on rejette d’emblée le postulat nominaliste et “thatchérien” selon lequel il « n’existe que des individus » et qu’en conséquence « la société n’existe pas ») que n’ont cessé de s’affronter, depuis le XIXe siècle, les deux courants majeurs du socialisme moderne.
D’une part, un socialisme autoritaire et puritain (à l’image, par exemple, de Lénine affirmant, dans l’État et la Révolution, qu’une fois le socialisme réalisé, « la société toute entière ne sera plus qu’un seul bureau et un seul atelier, avec égalité de travail et égalité de salaire ») et, de l’autre, un socialisme démocratique et libertaire (celui que défendait, par exemple, Pierre Leroux lorsqu’il mettait en garde, dès 1834, le prolétariat français contre la tendance d’une partie du mouvement socialiste naissant à « favoriser, consciemment ou non, l’avènement d’une papauté nouvelle » dans laquelle l’individu « devenu fonctionnaire, et uniquement fonctionnaire, serait enrégimenté, aurait une doctrine officielle à croire et l’Inquisition à sa porte »). Éprouvant, pour ma part, infiniment plus de sympathie pour le socialisme anarchisant de Proudhon, de Kropotkine ou de Murray Bookchin que pour celui de Cabet, de Staline ou de Mao, il va de soi que je partage entièrement votre souci d’une société “tolérante” et aussi ouverte que possible sur toutes les “différences” (n’est-ce pas d’ailleurs Rosa Luxemburg qui rappelait dans La Révolution russe – contre Lénine et Trotsky − que « la liberté, c’est toujours la liberté de celui qui pense autrement » ?). Mais pour autant, je ne vois pas ce qu’on pourrait gagner sur le plan philosophique – sinon quelques confusions politiques supplémentaires – à retraduire dans les vieilles catégories de l’idéologie libérale tout ce qui fait, depuis le début du XIXe siècle, la merveilleuse originalité du socialisme populiste, démocratique et libertaire. Car s’il est incontestable – comme le rappelait naguère le militant révolutionnaire Charles Rappoport − que « le socialisme sans la liberté n’est pas le socialisme », il est tout aussi incontestable – s’empressait-il aussitôt d’ajouter – que « la liberté sans le socialisme, n’est pas la liberté ». J’imagine qu’Orwell aurait applaudi des deux mains !
Avant sa mort, Mitterrand a écrit un livre relatant ce qu’il avait découvert pendant ses septennats. Il n’avait en fait rien découvert mais a initié en France la décadence dont nous sommes victimes à l’heure actuelle.