Entretien |Pour Émile Brami, l’ancien libraire spécialiste de l’auteur de « Voyage au bout de la nuit », les milliers de feuillets qui refont surface, près de 80 ans après leur disparition, sont très prometteurs. Avec parmi les textes inédits « Casse-pipe », qu’il recherchait lui-même depuis des années.
C’est un événement majeur, dans le monde littéraire. Des milliers de feuillets inédits de Louis-Ferdinand Céline ont réapparu – révélation de Jérôme Dupuis dans le journal Le Monde – dans des conditions très mystérieuses. Céline n’a cessé de répéter jusqu’à sa mort qu’on les lui avait volés, dans son appartement de Montmartre, à Paris, en 1944, juste après sa fuite vers l’Allemagne nazie. Il évoquait notamment Casse-pipe, roman qui devait former une trilogie avec Voyage au bout de la Nuit et Mort à Crédit.
Toutes les recherches pour retrouver ces précieux documents n’ont rien donné, jusqu’à la mort en novembre 2019 de sa veuve, l’ex-danseuse Lucette Destouches. Après sa disparition, un avocat spécialiste du monde de l’édition, Me Emmanuel Pierrat, est contacté par un ancien journaliste à Libération, Jean-Pierre Thibaudat, qui lui annonce détenir depuis quinze ans des milliers de pages, l’équivalent d’un mètre cube de papier, des feuillets manuscrits de Céline, qu’un lecteur de Libération lui avait remis, gracieusement, à condition de ne pas les rendre publics avant la mort de la veuve de Céline, afin de ne pas l’enrichir. Soit 600 feuillets de Casse-pipe, un roman inconnu intitulé Londres, 1 000 feuillets de Mort à Crédit et de nombreux autres documents.
Les deux ayants droit de la veuve de Céline, après une séance en juin 2020 dans le cabinet de Me Pierrat, en présence de Jean-Pierre Thibaudat, décident, au début de cette année, de porter plainte pour recel de vol, sans que l’on sache comment les textes estimés à plusieurs millions d’euros ont refait surface.
Jean-Pierre Thibaudat, interrogé sur son mystérieux donateur répond : secret des sources. Est-ce le descendant d’un des résistants soupçonnés d’avoir fait main basse sur le trésor ? Plusieurs pistes sont évoquées dans le journal Le Monde.
Le spécialiste de Céline, l’ancien libraire et biographe de l’écrivain, Emile Brami, privilégie la piste d’Oscar Rosembly, un ancien comptable de l’auteur de Voyage au bout de la nuit.
Que représente cette découverte littéraire ? Est-elle majeure dans l’œuvre de Céline ?
C’est une découverte majeure, sinon la découverte majeure de ces cent dernières années. Il y a eu quelques textes de Proust qui ont été retrouvés. Mais je n’ai pas souvenir d’une telle découverte en littérature, aussi importante. C’est tout à fait exceptionnel. Il y a deux textes inédits : Casse-pipe dont on ne connaissait qu’une centaine de pages, un livre supposé disparu mais qui était un livre de Céline attesté par une lettre à Denoël et la Légende du roi Krogold. Il y a aussi tout un tas de brouillons, une version intermédiaire de Mort à crédit, une version intermédiaire de Guignol’s Band. il va falloir plusieurs années de travail de chercheurs, pour connaître intimement cette découverte absolument majeure. Il y a quelque vingt mille feuillets, c’est énorme !
Il y a aussi toute la genèse du travail de Céline, sa manière de rédiger qu’on connait, bien sûr, mais qui sera appliquée dans ce cas précis, à deux ou trois livres, plus un certain nombre de correspondances. Et entre autres semble-t-il une correspondance avec Brasillach, ce qui est très étonnant parce que les deux hommes se détestaient.
Casse-pipe est un roman publié, inachevé, en 1948. Cela veut dire que la partie manquante a été retrouvée ?
Je ne peux pas vous répondre de façon formelle là-dessus. Tout ce que j’ai pu voir, c’est une liste de ce qui a été rendu aux ayants droit. Je sais qu’il y a une importante partie de Casse-pipe. Est-elle complète ? Je n’en sais rien et je crois que même les gens qui les ont en main aujourd’hui ne le savent pas. C’est un tel volume qu’il va falloir travailler dessus très longuement, faire des comparaisons avec ce que nous connaissons déjà. Le travail d’expertise a été fait. On sait que c’est de la main de Céline. Mais on ignore le contenu précis de cette énorme masse de documents. Il est impossible de répondre à cette question de manière sérieuse aujourd’hui. Il faut savoir aussi que les manuscrits de Céline correspondent très rarement à ce qui a été publié. Il faisait toujours, avec sa secrétaire Marie Canavaggia, un travail de relecture et de correction. On ne pourra donc pas dire : « C’est le manuscrit qu’aurait voulu publier Céline ». Mais c’est en même temps le manuscrit d’un roman disparu pour les trois-quarts. Ce serait donc quelque chose d’extraordinaire. Je pense que les documents vont être confiés à des spécialistes de Céline, des universitaires, des spécialistes de l’écriture déjà, parce que l’écriture de Céline est difficile à déchiffrer. Souvent, il y a des mots illisibles. Je pense que les documents seront confiés à ceux qui ont travaillé pour les quatre volumes et la correspondance en Pléiade. On saura alors s’il s’agit d’une version intermédiaire, d’une version définitive pour chacun des ouvrages.