Le site Les Crises propose ce très intéressant dossier en trois parties sur les origines de la crise ukrainienne. Nous vous recommandons chaudement sa lecture.
I. 1990-1993 : Les promesses n’engagent que ceux qui les croient…
La crise actuelle trouve donc ses racines en 1990, dans les promesses faites à l’URSS de ne pas étendre l’OTAN à l’Est.
Afin de clore toute polémique inutile sur ce sujet, voici les promesses telles qu’elles figurent dans les archives occidentales (cliquez pour agrandir ; voir cet article pour le détail ; s) :
English version :
Au début des années 1990, l’Ouest continue à donner des garanties, plus limitées, à Boris Eltsine, comme nous l’avons vu dans ce billet, lui indiquant que la Russie pourra, un jour, intégrer l’OTAN.
Cependant, dès septembre 1993, les grands dirigeants occidentaux issus de la guerre froide ayant moins de poids sur la scène politique ou l’ayant quittée, leurs successeurs (la nouvelle administration Clinton en l’espèce) commencent à établir des plans d’élargissement de l’OTAN – par exemple avec ce plan secret soumis au Secrétaire d’État envisageant une extension progressive en une dizaine d’années, culminant avec une adhésion simultanée de la Russie, de l’Ukraine et de la Biélorussie. [s]
Au même moment, Eltsine écrit à Clinton que « l’esprit des accords de 1990 interdit l’option d’étendre l’OTAN à l’Est ». [s]
Et il fait savoir publiquement qu’il s’oppose à une extension de l’OTAN qui exclurait la Russie, proposition « inacceptable » puisqu’elle « saperait la sécurité en Europe ». [s]
Pour bien saisir l’importance du danger perçu par la Russie, les services de renseignements russes font même publiquement état de possibles contremesures militaires « radicales ». [s]
Le 22 octobre, le Secrétaire d’État américain se rend en Russie pour rencontrer Eltsine. Il lui indique que sa lettre à Clinton (qui lui indiquait que l’esprit de 1990 excluait tout élargissement) est arrivée pile au bon moment, et qu’elle « a joué un rôle décisif dans du président Clinton ». Il lui annonce la création d’un « partenariat pour la paix », et confirme clairement (comme le montre le compte-rendu américain) qu’il mettra tous les pays sur un « pied d’égalité » (dont la Russie), et qu’il n’y aura « pas d’adhésion » (à l’OTAN des pays de l’Est). [s]
Cela enthousiasme Eltsine, qui parle d’une « idée de génie », qui « dissipe toutes les tensions » russes, car « cela aurait été un problème pour la Russie si elle n’avait obtenu qu’un statut de seconde classe ». « Brillante idée, vraiment brillante » que ce partenariat pour tous, et non l’adhésion pour certains….
II. 1994 : Le clash de Budapest
Le 27 septembre 1994, le président Clinton reçoit Eltsine à la Maison-Blanche et lui indique que « L’expansion de l’OTAN n’est pas anti-russe ; elle n’est pas destinée à exclure la Russie, et il n’y a pas de calendrier imminent […] L’objectif plus large et plus élevé [est] la sécurité, l’unité et l’intégration européennes – un objectif que je sais que vous partagez ». [s]
Mais les Russes apprirent à l’automne 1994 que le nouveau secrétaire d’État adjoint pour l’Europe, Richard Holbrooke, accélérait les discussions sur l’expansion de l’OTAN, en lançant même en novembre une étude de l’OTAN sur le « comment et pourquoi » concernant de nouveaux membres. Eltsine se plaignit à Clinton le 29 novembre. [s]
Il exprima brutalement sa déception le 5 décembre 1994, lors du sommet de Budapest de la CSCE, dont nous avons présenté le contexte dans ce billet. Devant un Clinton interloqué, il critiqua fortement l’attitude de l’OTAN, l’accusant de vouloir de nouveau scinder le continent. Voici quelques extraits de ce discours très important, qui n’existe, hélas, en entier qu’en version audio en russe [à écouter ici ; txt]
« Notre attitude vis-à-vis des plans d’élargissement de l’OTAN, et notamment de la possibilité que les infrastructures progressent vers l’Est, demeure et demeurera invariablement négative. Les arguments du type : l’élargissement n’est dirigé contre aucun État et constitue un pas vers la création d’une Europe unifiée, ne résistent pas à la critique. Il s’agit d’une décision dont les conséquences détermineront la configuration européenne pour les années à venir. Elle peut conduire à un glissement vers la détérioration de la confiance entre la Russie et les pays occidentaux. […]
La Russie attend également que sa sécurité soit prise en compte. […] Pour la première fois, nous jetons les bases d’un espace commun de confiance dans le domaine militaire, couvrant une grande partie de trois continents et des océans du monde […] Nous sommes préoccupés par les changements qui se produisent à l’OTAN. Qu’est-ce que cela va signifier pour la Russie ? L’OTAN a été créée au temps de la guerre froide. Aujourd’hui, non sans difficultés, elle cherche sa place dans l’Europe nouvelle. Il est important que cette démarche ne crée pas deux zones de démarcation, mais qu’au contraire, elle consolide l’unité européenne. Cet objectif, pour nous, est contradictoire avec les plans d’expansion de l’OTAN. Pourquoi semer les graines de la méfiance ? Après tout, nous ne sommes plus des ennemis ; nous sommes tous des partenaires maintenant. Nous entendons des explications selon lesquelles il s’agit prétendument de l’expansion de la stabilité, juste au cas où il y aurait des développements indésirables en Russie. Si, sur ces bases, l’objectif est d’étendre l’OTAN jusqu’aux frontières de la Russie, laissez-moi vous dire une chose : il est trop tôt pour enterrer la démocratie en Russie. Nous ne répéterons pas les erreurs du passé. Aucun grand pays ne vivra selon les règles de l’isolement. […]
L’Europe, qui ne s’est pas encore libérée de l’héritage de la guerre froide, risque de plonger dans une paix froide. Comment éviter cela, telle est la question que nous devons nous poser. […] L’histoire démontre que c’est une dangereuse illusion de supposer que les destinées des continents et de la communauté mondiale en général peuvent être gérées d’une manière ou d’une autre à partir d’une seule capitale. Les blocs de coalition militaire ne fourniront pas non plus de véritables garanties de sécurité. La création d’une organisation paneuropéenne à part entière, dotée d’une base juridique fiable, est devenue une nécessité vitale en Europe. […]
L’année 1995 marque le cinquantième anniversaire de la fin de la Seconde Guerre mondiale. Un demi-siècle plus tard, nous sommes de plus en plus conscients de la véritable signification de la Grande Victoire et de la nécessité d’une réconciliation historique en Europe. Il ne doit plus y avoir d’adversaires, de gagnants et de perdants. Pour la première fois de son histoire, notre continent a une réelle chance de trouver l’unité. Le manquer, c’est oublier les leçons du passé et remettre en question l’avenir lui-même. »
Haut de la première page du New York Times, et couverture du Los angles Times, 6 décembre 1994 [s ; s]
Clinton lui répondit alors un refrain qui deviendra classique [s] :
« L’OTAN n’exclura automatiquement aucune nation de l’adhésion. […] Dans le même temps, aucun pays extérieur ne sera autorisé à mettre son veto à l’expansion. »
Le vice-président Al Gore fut alors dépêché en urgence à Moscou pour rassurer les Ruses, à commencer par le président du Parlement Ivan Rybkin qu’il rencontre le 14 décembre 1994, et à qui il indique qu’il n’y aura « aucune expansion rapide » de l’OTAN, mais qu’elle serait « progressive, réfléchie, absolument ouverte et transparente, sans surprises« , avec « des discussions franches et approfondies avec la Russie à chaque étape de ce processus« , [s]
Il répète ceci à Eltsine deux jours plus tard. [s]
Le 10 mai 1995, lors des célébrations des 50 ans de la victoire sur l’Allemagne nazie, Eltsine résume parfaitement sa problématique : « Je ne vois rien d’autre qu’une humiliation pour la Russie si vous continuez […] Pourquoi voulez-vous faire ça ? Nous avons besoin d’une nouvelle structure pour la sécurité paneuropéenne, pas des anciennes ! […] Mais si j’acceptais que les frontières de l’OTAN s’étendent vers celles de la Russie, cela constituerait une trahison de ma part envers le peuple russe ». Pour sa part, Clinton a insisté sur une expansion « progressive, régulière et mesurée » de l’OTAN : et indique à Eltsine qu’il « ne soutiendrait aucun changement qui sape la sécurité de la Russie ou qui redécoupe l’Europe. » [s]
La suite allait rapidement démentir ces (nouvelles) belles promesses.
Le meilleur article sur le sujet et de loin !
Bravo pour ce travail exceptionnel.
JPL