Poussé par Bruxelles, le projet Hercule nous rappelle une nouvelle fois que le maintien des services publics est fondamentalement incompatible avec la logique supranationale dans laquelle s’est engagé le pays ces dernières décennies. Troisième et dernière contribution consacrée cette semaine au dossier EDF.
Depuis plusieurs mois, le destin de notre électricien national se joue en coulisse. La Commission européenne souhaite profiter des difficultés actuelles d’EDF pour lui imposer un plan de restructuration qui acterait définitivement la fin du service public de l’électricité. L’ensemble de ses activités, regroupées jusqu’au début des années 2000 au sein d’un même établissement public, seraient désormais réparties en trois sociétés distinctes dont deux largement ouvertes aux capitaux privés. Le tout serait chapeauté par un holding dépouillé de toute prérogative industrielle, permettant ainsi d’empêcher l’établissement d’une stratégie de groupe. Désastreux pour les salariés, catastrophique pour les contribuables comme pour les usagers, il s’agirait néanmoins d’un très bel accomplissement pour Bruxelles. Le couronnement de vingt ans de dur labeur à s’appliquer à déconstruire ce monopole public qu’ils ont longtemps considéré comme « le premier obstacle à la construction de l’Europe » [1].
Ce colbertisme qui les répugne
Mais commençons par reposer le contexte. Électricité de France avait été créée à la Libération à partir de la nationalisation des biens de centaines de sociétés privées de production, transport et distribution d’électricité. Grande époque du gaullo-communisme, il s’agissait évidemment d’une période où le rapport de forces penchait beaucoup plus du côté des étatistes que des libéraux. Mais, au-delà des considérations idéologiques, il se trouvait qu’instaurer un monopole dans ce domaine était, du point de vue économique, lechoix le plus rationnel. Notamment parce que ce secteur fait partie de ceux que l’on désigne en macroéconomie de « monopole naturel » : sans intervention de l’État, il y aura toujours une entreprise pour absorber toutes les autres par le jeu des forces du marché – lemonopole se reconstituant « naturellement ». Ce processus est caractéristique des activités qui impliquent de lourds investissements dans les réseaux, incluant donc par exemple le transport ferroviaire, les télécommunications ou la distribution de gaz.
Ainsi, dans ces secteurs, la domination du marché par un seul acteur sur un territoire donné constitue en théorie le mode d’organisation économiquement optimal. Il peut néanmoins parfois y avoir une logique à créer artificiellement de la concurrence, dans le cas où l’on considérerait qu’elle pourrait apporter suffisamment de bienfaits sur d’autres points pour compenser la « désoptimisation » du système qu’elle implique. Car il faut bien reconnaître que le marché possède aussi des vertus et que la gestion publique a des limites. Lorsque le contexte s’y prête, la concurrence peut permettre de stimuler l’innovation, de baisser les coûts et de proposer une offre de services plus large. Ainsi, parmi les innombrables privatisations qui ont eu lieu ces dernières décennies, on doit bien reconnaître que certaines ont eu des effets bénéfiques pour les consommateurs, même si l’on peut regretter leurs conséquences sur d’autres aspects.
Dans le cas de l’électricité, en France, aucune entreprise ne pouvait envisager de rivaliser avec EDF, que ce soit sur les activités de transport et distribution (associées au réseau), mais également sur celles de production et commercialisation. Dépecer l’électricien en petites entités indépendantes et ouvrir leur capital au marché étaient des préalables inévitables, mais cela ne pouvait pas suffire. L’État a donc dû mettre en place des mesures ayant pour objectif de plomber l’opérateur historique, de manière à ce que des concurrents puissent se hisser à sa hauteur. Ainsi, depuis 2011, l’entreprise est contrainte de vendre à « prix d’ami » une certaine quantité d’énergie aux autres fournisseurs dans le cadre du dispositif ARENH. Un tarif fixé à un montant bien trop faible pour pouvoir équilibrer son budget dans le contexte actuel, ce qui explique en partie le fait que sa dette ne cesse de s’alourdir [2]. Mais, pour le renégocier, il faut bien faire des concessions à la Commission européenne… qui se retrouve alors en position de force et peut exiger de pousser encore un peu plus loin son démantèlement. Finalement, il est facile de dresser la liste des pertes induites par la démolition de ce fleuron, mais il faut beaucoup plus d’imagination pour entrevoir les bénéfices qu’elle pourrait apporter. Au niveau économique, la mise en place de ce simulacre de concurrence conduit à des antagonismes considérables, si bien que personne ne peut imaginer sérieusement que cela pourrait se matérialiser par une baisse du prix de l’électricité pour l’usager.