Les manifestants ont poursuivi leur mouvement jusque tard dans la nuit après l’annonce du dépôt de la candidature du président de 82 ans pour un cinquième mandat.
Ils chantent leur « vie de malheur » sous Bouteflika. Et pendant un instant, leur cri réussit même à couvrir le bruit de l’hélicoptère qui tourbillonne dans le ciel noir algérois. Il est 0 h 20, ce lundi 4 mars, et leur « espoir » refuse de dormir. « Aujourd’hui, aujourd’hui on va passer la nuit dehors », reprennent comme un seul homme des milliers de jeunes. De la place Maurice-Audin à la rue Didouche-Mourad, dans le centre-ville, ils sont des milliers à refuser un cinquième mandat que brigue désormais Abdelaziz Bouteflika. Et au-delà du nombre ou de la cause, ce rassemblement est historique. La première manifestation de nuit en plein cœur de la capitale depuis vingt ans.
Quatre heures plus tôt, la candidature du chef de l’Etat sortant à l’élection présidentielle, prévue le 18 avril, a finalement été déposée au Conseil constitutionnel par son directeur de campagne, Abdelghani Zaalane ; alors même que cette haute assemblée a rappelé que chaque prétendant à la fonction suprême devait venir en personne remettre son dossier. Mais comment pouvait-il en être autrement ? Victime d’un AVC en 2013 et lourdement handicapé, le président est actuellement hospitalisé à Genève. « C’est une nouvelle humiliation. Nous sommes encore la risée du monde », enrage Adlane, 41 ans, « cadre dans une entreprise étatique » comme il se présente. « Quelle connerie ! On ne sait pas s’il est vivant ou mort. On ne sait pas qui écrit ses communiqués. On ne l’a pas vu nous parler depuis des années », fulmine Houari, 20 ans.
Cette foule nocturne a dénoncé une « mascarade », une « honte », « une insulte », « l’ultime provocation » et son « écœurement ». Sofiane, chef d’une petite entreprise d’électricité de 37 ans, a été sonné par l’annonce de la candidature de « Boutef ». « Honnêtement, avec les manifs qu’il y a eues, je pensais qu’il y avait un espoir, qu’il allait renoncer à se présenter. Qu’il lui restait un peu de dignité. On y a cru, avoue-t-il. Je suis plus que dégoûté. Chez nous, on a un mot pour exprimer le trop-plein : le “dégoûtage”. Voilà ce que je ressens. » « Et moi, je suis énervé, embraye Abdelrahman, 27 ans, qui a arrêté ses études pour chercher un travail. C’est trop ! On ne peut pas accepter cette situation. On a notre pays au fond du cœur. » D’autres, plus résignés se doutaient bien que le pouvoir allait passer en force. « C’était prévisible, assure Samir, 38 ans, garagiste. Ca nous fait du bien de manifester… Mais en face de nous, les membres du pouvoir ne vont pas renoncer à leurs privilèges et dire ’on vous laisse le pays, on va en prison’, à cause de deux manifestations… »
Certes, mais contrairement aux marches, du 22 février ou du 1er mars, une colère très profondément ancrée, pas prête à s’effacer, pointe. Des slogans très hostiles au « pouvoir assassin » ont résonné, puissants, dans la nuit algéroise. « Vous avez bouffé le pays », « même si vous envoyez les forces spéciales, non au cinquième mandat », ont hurlé les jeunes. « A Alger, la capitale, y a pas de cashir », a-t-on pu aussi entendre car, comme l’explique en rigolant Samir, « on a coutume de dire que l’on peut acheter des cadres du FLN avec un sandwich à la viande ».
Cette nuit de dimanche à lundi, un important dispositif policier a été déployé : une quinzaine de rangées de CRS a bloqué la rue Didouche Mourad pour éviter que la foule ne remonte jusqu’au palais de la présidence. Un nombre incalculable de forces de l’ordre en civil a gravité autour des manifestants aussi, comme quelques hommes lourdement armés… Un dispositif tellement impressionnant que certains manifestants n’ont pas résisté à la tentation du selfie aux côtés d’agents à peine plus âgés qu’eux, qui leur ont parfois lâché un semblant de sourire.
Le soutien de la France montré du doigt
A l’issue de cette nuit, la machine contestataire paraît pleinement lancée et une partie du peuple algérien pas prête à reculer. « Ils ne vont pas lâcher, on ne va pas lâcher », lance un marcheur nocturne. Cette nuit, la jeunesse n’a plus caché sa haine pour le président Bouteflika au pouvoir depuis 1999, semblant n’avoir plus une once de respect pour cet « homme agonisant ». « Il est pire qu’un tsunami : en vingt ans, il a détruit 43 millions de vies [la population algérienne] », s’emporte Samir. On le traite de « voleur », d’ailleurs on le surnomme « Boutesrika » [srika signifie vol en arabe]. « On dit que la guerre civile de la décennie noire [années 1990] a fait 200 000 morts. Mais en vingt ans, combien de jeunes sont morts à cause de la drogue ou dans la mer Méditerranée en tentant de rejoindre l’Europe à cause de lui ? », lance comme effondré Walid, 22 ans, étudiant en gestion.
Chacun y va de sa plainte et de sa saillie : le réquisitoire de la jeunesse algérienne est implacable. Certains n’hésitent pas à souhaiter publiquement la mort « le plus vite possible » de Bouteflika. « Moi, je l’attends avec impatience », dit Adlane sourire glacial aux lèvres. Au-delà de la personne du président, c’est tout le système politique qui est sifflé. « Ces gens-là, ils peuvent sacrifier leur famille pour rester au pouvoir, ils ont bien sacrifié tout un pays », assure Walid près de qui des manifestants n’oublient pas de pointer le rôle de « Madame la France », selon eux, « complice » du régime algérien, le soutenant au nom de ses propres intérêts.